La rue Warnier, torrent en 5 chutes
par Rémi Morelli


Ce qu'on voit en débouchant du torrent Warnier dans la rue Richelieu...
(© SLIM, août 2000).


    Une rue ? Quelle rue ? Il s'agit en fait d'une demi-rue ! D'abord, quelques larges degrés assurant une déclivité à peine perceptible. Ensuite, elle plonge précipitamment, tout en s'élargissant, comme un bouillant affluent dans son fleuve, dans la rue de Richelieu qu'elle accompagne dans son élan jusqu'au carrefour de l'Agha.

    Il s'agit d'un petit bout de ma mémoire faite, comme cette rue, d'éléments hétéroclites. Encore aujourd'hui, de ce trait d'union entre les rues Michelet et Richelieu, subsiste une impression physique de vitesse, de chute et, pourquoi le nier, d'encanaillement.

    Peut-être parce que la rue Michelet est parallèle à la mer, alors que la rue Warnier, reliant en si peu d'espace, le haut et le bas, est perpendiculaire au port et à ses mystères vers lequel elle nous aspire.

    Dans cette descente de tous les dangers, ma mémoire marque cinq ralentissements, cinq arrêts privilégiés.


- I -

    Le premier, en sortant du souterrain des Facultés, se situe sur le côté gauche : il s'agit d'une vieille épicerie tenue par une encore plus vieille femme. Ma mère me dit qu'elle est italienne, peut-être même sait-elle d'où elle est originaire. En tout cas, sa radinerie est célèbre dans le quartier. J'y vais acheter une tranche de parmesan qu'elle découpe avec un cérémonial parcimonieux, ou d'autres ingrédients, moins rares, indispensables à la cuisine italienne. A l'odeur forte du fromage se mêle celle du parquet de bois, souple sous le pied. La pénombre- économie oblige- règne dans la boutique. Je ne revois plus la vitrine : peut-être une mortadelle et un salami disputent-ils la vedette aux pâtes fraîches dont la farine jaunie embue le présentoir de verre ?


- II -

    Le second m'arrête, comme par habitude, devant l'entrée de l'immeuble qu'habite mon ami Jean-Pierre Djian que je raccompagne souvent jusque là, après l'école. Les fenêtres de son appartement du premier étage donnent sur le passage du Caravansérail qui bute en impasse sur un immeuble blanc, cossu, à double entrée et à cour intérieure Verrière lumineuse et marbre lisse autorisent les dérapages en vélo par tous les temps. Chez Jean-Pierre, nous confectionnons des fléchettes en papier d'écolier parfaitement calibrées au diamètre de nos sarbacanes de fortune. Leurs longues trajectoires strient d'éclairs blancs le ciel sans vis-à-vis de sa fenêtre, par dessus la rue Charras, ainsi que des bombes à eau parfaitement parallélépipédiques à la portée moins spectaculaire.


- III -

    En sortant de chez lui, en tournant à gauche, se trouve tout de suite le magasin de coiffure pour hommes. Sans doute a-t-il vu défiler bon nombre d'entre nous ? Le siège pour enfants en moleskine rouge, aux poignées chromées, s'adapte parfaitement au fauteuil pour adultes parsemé des vestiges noirs et humides du dernier "tête à tête" qui vient de s'y livrer. Plus aucun souvenir du coiffeur, de sa corpulence ou de sa tenue. En revanche, subsistent quelques odeurs à base de brillantine et de lotion dont je refusais toujours - on me l'avait recommandé - la diffusion nuageuse et vaporisée. Ou cette désagréable impression de piquant le jour où, malencontreusement, un coup de ciseau pointu entama ma joue imberbe. Comme les grands après leur périlleux rasage, j'eus droit à l'imposition d'un petit tube transparent qui interrompit sur le champ la menaçante hémorragie provoquée par l'inadvertance du garçon coiffeur ! Dans cette atmosphère masculine, où le sens des blagues qui s'y racontaient m'échappait souvent, il nous était donné de parcourir, sans censure aucune, quelques illustrés défraîchis dont certains dessins coquins provoquaient chez moi un état agréable dont je ne comprenais pas l'origine. Emoi passager qui, malheureusement, disparaissait d'un coup à la sortie de la boutique lorsqu'une désagréable sensation de nudité et de froid s'abattait sur ma nuque démunie.


- IV -

    Si, continuant à descendre, on changeait de côté, il y avait, sur la droite, à l'endroit où l'escalier devient rue, et dans une encoignure, un serrurier passionné de moto qui se trouvait être également l'oncle d'une des meilleures amies de ma soeur. Dans sa boutique, l'odeur âcre du fer vous prenait à la gorge et le violet des étincelles de la soudure vous sautait au visage. Surmonté cet accueil infernal, l'homme était la gentillesse même mais redevenait un véritable Pluton lorsque, sans casque, il enfourchait sa moto, après avoir pris cependant l'élémentaire précaution d'introduire un journal plié entre sa peau et sa chemisette pour combattre, nous disait-il, le froid de la vitesse. Que de rêves j'ai pu faire en fixant la selle rehaussée du passager de ce bolide pétaradant !


- V -

    Enfin, après avoir succombé à l'appel du vide, ma dernière halte sera la pharmacie Gléchauf (transcription phonétique d'un patronyme aux origines sans doute alsaciennes ou "nordiques ", avec tout ce que cette notion peut comporter de flou géographique pour un gamin d'Alger). A l'angle de la rue Warnier et de la rue de Richelieu, cette pharmacie à la devanture vert bouteille était "habitée" par un homme à la blouse d'une blancheur immaculée, aux yeux bleus clairs et à la moustache aussi rousse que fournie. Une grande bonhomie diffusait de ce visage déjà buriné par les ans. Son savoir faire, connu de tous, pour soigner les bobos aux coudes et aux genoux, s'exprimait pleinement lorsque, pas même dissimulé par le comptoir au bois verni et à la fine rambarde cuivrée, il officiait, au milieu de bocaux mystérieux, pour élaborer une médecine à l'aide d'une petite balance à deux plateaux, dont on sentait bien que les frémissements du fléau respectaient au plus juste les prescriptions de l'ordonnance. Les jours fastes, on le voyait monter sur un escabeau pour atteindre un bocal rempli de gommes dont l'évocation seule suffisait à nous faire saliver. Il était, je crois, secondé par un préparateur et une laborantine, à moins que ce ne soit l'inverse, qui n'arrivent pas à accéder avec quelque précision à ma mémoire.

    J'ai toujours pensé qu'il était sage que la rue Warnier se terminât par une pharmacie, comme pour conjurer les risques d'une trop grande glissade. En fait, en y repensant bien, j'ai toujours pris cette rue pour un toboggan, à la fois effrayant et attirant, sur lequel, aujourd'hui, j'ai fait rouler quelques cailloux blancs comme des souvenirs.

Rémi MORELLI - © 2001