Jacky avait commencé le vélo très jeune. C'était pendant ou juste après la guerre, dès qu'il avait été en âge de se tenir en selle et d'accompagner son père dans des promenades de plus en plus longues.

   À 12 ou 13 ans, il montait déjà un engin de course à guidon recourbé et roues arachnéennes, que nous, ses copains de la rue d'Estonie, avions tendance à trouver trop "sloughi", par rapport aux robustes bicyclettes rouges ou bleues à gros pneus, garde-boue, éclairage et porte-bagages, apportées par le père Noël ou quelque mérite scolaire.

   Il faut savoir que le Tour de France venait à peine de reprendre et qu'il faudrait attendre la fin des années 40 et le rayonnement des Vietto, Robic et surtout Louison Bobet pour nous voir fantasmer à notre tour sur les montures racées que nous montraient les pages sépia de Miroir-Sprint, les séquences des Actualités françaises et la vitrine du magasin de cycles Ducceschi.

   Donc, Jacky "randonnait" avec son père. Chaque dimanche, les lève-tôt pouvaient voir le minime (puis cadet, puis junior) et le vétéran sortir leurs vélos de l'immeuble du 4, contigu à l'échoppe du marchand de légumes. Après quelques tours de roue au ralenti pour assurer les cale-pieds, ils disparaissaient vers le haut ou le bas de la rue Duc-des-Cars, jusqu'à l'heure du repas ou pour toute la journée.

   Plus les années passaient, plus Jacky avait fière allure sur sa monture à multiples pignons. Blond et mince, il portait la petite casquette blanche, le short "tuyau de poële" et les chaussures pointues avec l'élégance bronzée de ces "géants de la route" que nous commencions à admirer presque autant qu'Errol Flynn, Gary Cooper ou Randolph Scott, nos héros attitrés.

   Son père ressemblait davantage aux cyclistes d'avant-guerre, avec ses pantalons de golf à la Tristan Bernard et une casquette de bouliste posée sur sa large calvitie. Pourtant, il ne nous fût jamais venu à l'idée d'en rire, car nous avions pour Monsieur Giausseran la plus haute considération. D'abord parce que, en dépit de son âge - qui paraissait un petit peu plus avancé que celui de la moyenne de nos parents - il avait toujours le mollet gaillard ; mais surtout parce qu'il était le chef étalagiste des Galeries de France, autrement dit une espèce de magicien. C'est de ses doigts que naissaient dans les vitrines du palais de la rue d'Isly, les évocations de Noël, mais aussi, selon les saisons, les plages de papier gaufré habitées de mannequins en bikini, les sages décors de rentrée (tabliers, cartables et trousses) tapissés de papier d'écolier, les draperies de la mode, les effets de lumière dont s'émerveillaient les badauds.

   Grâce à Jacky, nous en avions parfois la primeur, quand M. Giausseran nous invitait à le voir travailler à l'envers du décor, le plus souvent accroupi ou à genoux dans le secret de la vitrine en préparation, masquée par une tenture aux regards de la rue.




Les Galeries de France. Dans un somptueux décor néo-mauresque,
les vitrines et les rayons de toutes les tentations. (Photo Y. Jalabert)


   Un demi-siècle plus tard, quand je pense à Jacky, ces images se superposent à toutes les autres, y compris celles de nos jeux communs dans la rue d'Estonie, les jardins du Forum, la colline de Tagarins. Il faut dire que, sortis de l'enfance, nous nous sommes, comme on dit, un peu "perdus de vue" (les études, les filles, les "événements"). Ce n'aurait pu être qu'une divergence de parcours momentanée, comme il s'en produit pour un cours d'eau dédoublé par un mouvement de terrain. Cela a été le cas avec beaucoup de mes camarades. Ce n'est pas aux Esmmaïens (ni aux "Estoniens" retrouvés de ce côté de la mer) que je vais apprendre comment les amitiés les plus anciennes peuvent se rejoindre, si nombreux et compliqués que soient les méandres de la vie.

   Oui, j'ai revu ou joint mes compagnons de classe et de frasques, les Jeannot, Gérard, Georges, Roger, Jacques, Alain, Jean-Pierre, Jean-Christian...

   Mais pas Jacky. Il a disparu pour tout le monde le 26 mars 62, après avoir quitté à moto la rue d'Estonie, ses parents, sa jeune épouse et son petit garçon. Gérard Séguy m'a raconté comment M. Giausseran avait longuement guetté son retour depuis le parapet donnant sur le boulevard du Télémly, mille fois plus inquiet que les soirs où il s'impatientait d'un retard dû à quelque partie qui nous avait entraînés plus loin que d'habitude. Mais on n'était plus dans le jeu de "délivrance", de "taratata", de "rayon de la mort", d'où les "tués" peuvent se relever à l'appel des parents. Sur le plateau des Glières, des tricheurs avaient tiré à balles réelles.

   Je n'ai donc pas revu Jacky, mais à quelques mois de là, devant la gare de Nice, je suis tombé nez à nez avec son père, sa mère et son fils, un bambin blond et bouclé comme il l'avait été lui-même, et qui doit être aujourd'hui proche de la cinquantaine. Je n'oublierai jamais sa moue inquiète à l'adresse de son grand-père quand Mme Giausseran, en me reconnaissant, m'a sauté au cou et que nous avons pleuré dans les bras l'un de l'autre sous les regards des voyageurs qui sortaient de la gare.




Une des dernières images de Jacky (couché) : sur le sable de Moretti, au temps qui était encore celui de l'insouciance, avec Gérard Séguy, son camarade de classe et de jeux de toujours. (Photo G. Séguy)





Jacky Gherardi-Giausseran
(1936-1962)