Le Poilu d'Orient
et
La "Tsé-tsé" des Balkans



Par Jean-Louis Jacquemin

Dessin de Jean Brua

et encore après, photos des grands-pères de Jean-Louis Jacquemin,

deux Zouaves, chacun dans sa campagne d'Orient.


    Georges Lévy (LO du 22/03/2009 ) nous rappelle fort à propos que les Poilus d'Orient dont on parle si peu à côté des autres, écrivirent une très glorieuse et très belle page de l'Histoire de la guerre 14-18 dans des conditions difficiles et qu'ils avaient pour la plupart les pieds noirs. Les "Dardanelles", beaucoup de nos grands-pères, voire même de nos pères ou de nos oncles y furent et y souffrirent beaucoup, en dehors même des combats qui furent acharnés, de l'isolement, de l'éloignement, du climat épuisant dans la précarité de leurs campements de toile, d'un approvisionnement très approximatif en vivres frais et en eau potable et de maladies redoutables, essentiellement le paludisme et, par endroits, la dengue, transmises par les moustiques, comme d'ailleurs des dysenteries transmises par l'eau et favorisées par l'hygiène environnementale approximative.

     Georges éveille par contre ma curiosité pour ne pas dire ma stupéfaction en rajoutant à ce tableau déjà conséquent, le poids de la célèbre maladie du sommeil et encore plus en y incorporant le souvenir vécu de l'intervention dans les Balkans, presque aux côtés de l'ennemi, d'escadrons de mouches Tsé-Tsé.




    Il y a là un télescopage des plus surprenants entre deux épopées l'une militaire, l'autre médicale que rien ne destinait à se rencontrer, en tous cas en ces lieux.

    La maladie du sommeil que je connais est pour les tropicalistes de terrain une maladie "culte" et fondatrice : c'est la trypanosomose humaine africaine (THA) qui a donné lieu à une des plus belles aventures humaines de la médecine "coloniale" française, mais pas, que je sache, dans les Balkans ! Elle sévissait et hélas sévit à nouveau exclusivement en Afrique, où elle se cantonne à une large bande équatoriale prenant en écharpe le centre du continent d'Ouest en Est (et un peu  Sud-W / Nord-E) où elle faisait des ravages déjà connus des trafiquants d'esclaves bien avant notre implantation sur place. Elle fait suite, effectivement, à la transmission à l'homme par les glossines ou mouches Tsé-Tsé du très redoutable trypanosome dit de Gambie dédié à Sir J. Bruce par Dutton qui l'isola en 1912 et de son voisin de l'est africain le trypanosome dit de Rhodésie.

    Sauf importation de cas isolés cette maladie rapidement mortelle sans traitement ne peut se rencontrer nulle part ailleurs et ne pourrait pas non plus s'y transmettre car les fameuses glossines ou "mouches Tsé-Tsé" ne peuvent survivre que dans cette partie bien définie de l'Afrique où leurs biotopes favorables et très spécifiques sont présents à savoir, à l'Ouest, la "forêt-galerie" humide encadrant les cours d'eau où sévit la trypanosomose humaine à T. Gambiense, transmise par les glossines hygrophiles du groupe G. Palpalis, et à l'Est, la savane arborée sèche, où sévit la trypanosomose zoonotique à T. Rhodesiense, transmise par les glossines xérophiles du groupe G. tachinoïdes. Cette dernière, encore plus redoutable, frappe l'homme sporadiquement comme alternative fâcheuse aux animaux sauvages et domestiques leur servant de réservoirs et de cible habituelle. Les deux aspects cohabitent souvent en Afrique du Centre-Est

    En dehors de cette partie de l'Afrique on ne peut voir cette mouche que dans quelques élevages soigneusement tropicalisés (et bien isolés !) des grands instituts de recherche médicale ou vétérinaire qui  travaillent dessus. C'est un insecte magnifique et très singulier, affuté et armé comme un avion de chasse, avec un vol rapide et silencieux et une trompe piqueuse dardée vers l'avant dont la piqure indolore au début est quasi imparable (la nuque en général ou la face arrière des jambes). Très évoluées, les femelles jouent à côté de ça les mammifères vivipares en accouchant littéralement, souvent sous les arbres, d'une seule grosse larve déjà évoluée qu'elles ont nourrie in utéro avec une espèce de lait suintant de glandes abdominales ramifiées. Ces énormes "asticots" s'enfouissent dans la terre meuble, pour faire leur pupe et terminer leur évolution nymphale. Le spectacle des mouches nouvelles-nées (dites ténérales) émergeant péniblement de terre avec des ailes encore molles et froissées est assez fascinant.

    J'ai grand respect pour cette mouche même si j'ai activement pris part dans les années 90 aux ateliers de planification de sa destruction en Afrique de l'Ouest et du Centre. Dans cette partie de l'Afrique la maladie revient en force depuis une vingtaine d'années après avoir été vaincue au Cameroun entre 1922 et 1935 par les héroïques et légendaires "équipes mobiles" du Dr Eugène Jamot, inventeur de la "Lutte mobile contre les Grandes Endémies" qui reste notre credo, hélas plus assez appliqué, de tropicalistes "engagés" dans l'action de terrain (ne me lancez pas sur ce sujet ! C'est ma passion et je peux y être intarissable !)

    Ce sera la gloire éternelle de Jamot, ombrageux et obstiné Médecin Colonel creusois de la "Colo" (promotion 1910 dite "L'Africaine") que d'avoir envoyé paître l'imbécile Gouverneur de l'époque qui niait le fléau et se reposait sur ses dispensaires inaccessibles hors des villes et d'avoir enflammé ses jeunes médecins sous-lieutenants, frais sortis de l'école d'application du service de santé des troupes coloniales du Pharo à Marseille pour se jeter à corps perdus "mon pied la brousse" avec eux et une centaine de porteurs et d'infirmiers noirs (les tous premiers hâtivement formés), dans une traque incessante et épuisante, village après village, piste après piste, et même en l'absence de pistes, de chaque malade atteint de cet épouvantable fléau pour pouvoir les traiter tous et arrêter la transmission (voir à ce sujet outre le mythique film tourné à l'époque en NB pour l'Exposition Coloniale de 1931 dont je possède une copie, le film "la nuit africaine" diffusé sur A2 il y a une quinzaine d'années et tourné avec un immense respect des détails sous la direction du Médecin Général Léon Lapeyssonnie, lui-même prestigieux ancien de la "Trypano" et auteur du livre "Moi, Jamot, Le vainqueur de la Maladie du Sommeil").

    Paradoxalement cette maladie dite du sommeil, se marque surtout à la phase d'état par des signes d'agitation et d'incoordination motrice qui s'aggravent progressivement tandis que le malade devient cachectique et que sa conscience comme ses facultés cérébrales s'altèrent. L'état de léthargie presque incoercible n'existe qu'en phase terminale de cette évolution neurologique, malheureusement aussi inexorable que rapide quand elle a commencé.

    Je suis donc très intrigué par ce que rapporte Georges. Qu'il y ait eu quelques sommeilleux de temps en temps parmi les jeunes engagés de 14-18 des unités de tirailleurs dits "sénégalais" (et bien souvent burkinabés, Ivoiriens ou maliens) est bien possible car la phase de latence est peu bruyante, mais étonnant car les "recruteurs" avaient l'oeil, en particulier sur les ganglions du cou qui sont le signe d'appel habituel. Que des troupes d'Afrique du Nord aient contracté cette maladie dans les Balkans ou sur le front d'Orient parmi nos braves turcos (mes deux grand-père y traînèrent leur culotte de Zouave, le premier à Salonique et aux Dardanelles, le deuxième en Palestine et en Egypte, voir photos ci-dessus) est hautement improbable si ce n'est, disons le, totalement impossible.

    Qu'avait donc chopé le pauvre Grand-père de Georges pour être aussi handicapé ? Sans doute une arbovirose neurotrope à séquelles, transmise par les moustiques ou une rickettsiose à tiques. Quant aux piqûres de Tsé-Tsé dont il souffrit, paraît-il, comme ses camarades, c'est forcement une légende, peut être entretenue par quelques braves tirailleurs africains. Mais elle nous aura valu un délicieux dessin de Jibé, toujours d'attaque pour vanter les mérites et le courage de nos Turcos.

    Pour ces piqûres je pencherai volontiers pour la piste "moustiques". Outre les chers anophèles vecteurs du paludisme et autres culex, ces régions sont aussi infestées par les redoutables Aedes (A. aegypti, A. albopictus), énormes moustiques "musicaux" dans leur vol et douloureux dans leur piqûres qui transmettent pas mal de viroses, notamment la dengue, la fièvre Jaune et, plus près de nous, le chikungunya.

    C'est égal : j'aimerais bien que Georges ait eu raison. Publier un premier « papier », même rétrospectif, sur la mouche Tsé-Tsé des Balkans assurerait sa gloire comme la mienne !


Jean-Louis Jacquemin
avril 2009

                   

    Voici mes deux grands-pères lancés dans la première guerre mondiale :

    Elie Chef, instituteur public à Victor-Hugo (village du côté d'Oran), en partance pour Salonique, et l'autre, Hervé Jacquemin (à l'époque ingénieur TPE à Miliana) au départ d'Alger pour Gaza, l'Égypte et le Moyen-Orient.

  

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Photo 1 : le régiment d'Hervé Jacquemin. dans la plaine de Gaza en 1917
(annotation manuscrite d'époque au dos).



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Photo 2 : Mon grand-père au centre avec képi et jumelles devant le sphinx le 7 Mai 1917
(en biffin ! Lui l'ancien de la Royale ! Mais de la gueule quand même).




Photo 3 : Mon grand père Elie Chef : photo officielle en studio
et grande tenue numéro 1 pour la vénération familiale en l'absence !


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Photo 4 : La section du même mobilisée en 14, avant le départ. On reconnaît Elie Chef,
3ème agenouillé depuis la droite, juste à côté du mitrailleur (le vélo n'a pas l'air trop réglementaire, en fait si, c'est celui de l'estafette !).


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Photo 5 : Indigènes attendant la distribution d'eau potable – Novembre 1917
Photo : Hervé Jacquemin.




Photo 6 : légende en verso pour déchiffrer l'endroit ci-dessus.


    L'élégante forme en fond d'écran bondissant telle une raie manta devant le casque colonial n'est autre que le trypanosome de la maladie du sommeil que transmet la mouche Tsé-Tsé. Une précision : l'échelle - comme on s'en doute - n'est absolument pas respectée, un trypanosome mesurant 20 μm (micromètres) de long sur 2 à 3 μm de large, tandis qu'un casque colonial adulte peut atteindre, lui, jusqu'à 30 bons centimètres de haut.




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