LA PRODIGIEUSE AVENTURE DE RADIO-ALGER


La troupe de langue française de Radio Alger



Par André Limoges et Jacqueline Blanc



De sa création en 1926 jusqu'à l'indépendance en 1962, Radio Alger eut une influence considérable sur la vie artistique algérienne, permettant de diffuser cette dernière jusque dans les foyers les plus modestes, notamment grâce à la troupe de théâtre et à l'orchestre de la station.



Naissance du théâtre radiophonique.

À ses débuts, Radio Alger ne dispose que d'un seul studio, rue Berthezène, dans les bâtiments du Gouvernement Général. Après le débarquement américain de novembre 1942, en cette période de guerre où elle devient la voix de la France libre, la station connait une activité intense et une effervescence qui font vite apparaître indispensable un déménagement vers des locaux plus spacieux. Dès 1943, le studio du Gouvernement Général est attribué aux Émissions en Langue Arabe et Kabyle (les ELAK) qui émettent désormais sur une longueur d'onde différente, alors que les émissions de langue française s'installent dans de nouveaux locaux au 10 de la rue Hoche.

Mais revenons rue Berthezène, c'est dans ce premier studio qu'est donc véritablement née la Troupe de Radio Alger... Les premières diffusions de dramatiques se situent aux alentours des années 34/35. Auparavant, essentiellement pour des raisons techniques, on se contentait de présenter des extraits de pièces à succès, extraits reliés entre eux par les explications du speaker, lors des deux émissions culturelles hebdomadaires du lundi et du jeudi soir. L'interprétation radiophonique a ses lois particulières, les silences et bruits environnants demandent à être étudiés spécialement, et, comme pour un problème de droits il est impératif d'avoir l'autorisation de l'auteur pour toute diffusion, certains d'entre eux vont écrire des adaptations de leurs pièces pour la radio. C'est le cas de Lucienne Favre, célèbre auteur des années trente, qui réside à Alger et dont les pièces remportent un franc succès à Paris. Elle n'hésitera pas à faire appel à toutes les structures de la station que ce soit la troupe elle même, l'orchestre symphonique ou l'orchestre arabe.

L'orchestre arabe de la station réuni après l'audition de "Prosper" de Lucienne Favre.
Au centre, l'auteur, à sa droite Alec Barthus directeur de la troupe,
et à gauche Salah Azrour, speaker des émissions culturelles arabes et kabyles.


Salah Azrour, Lucienne Favre et Alec Barthus.

L'orcheste symphonique sous la direction d'Henri Defosse.

Dans une Algérie où la vie culturelle est réduite, hormis dans la capitale bien entendu, la soirée théâtre deviendra très vite incontournable. Cette soirée hebdomadaire permettra de donner naissance à la première troupe de radio Alger, dirigée par Alec Barthus et constituée d'une quinzaine de comédiens au cachet.


Alec Barthus, Michel Nastorg, Roger Piquard, Nelly Dancourt, André Hugues.


Personnage tout de rondeurs, d'esprit, de culture, rabelaisien, amateur d'art, bourré d'imagination et d'idées, Alec Barthus saura percevoir, dans ces années en creux intellectuel, le mirage que pouvait représenter la dramatique radio. Sous son impulsion, la troupe sort même quelquefois des studios de la radio pour une tournée en Algérie. Il arrive au jeune Albert Camus de se joindre alors à l'équipe. C'est ainsi qu'il interprète le rôle de Gringoire dans la pièce éponyme de Théodore de Banville aux côtés des deux comédiens de la troupe qui resteront ses amis, Renée Audibert et Géo Wallery.


De gauche à droite, Jeannot, Dalny, Thomas-Rouault, Charles Tolza, Lucienne Favre et Edmond Brua.


Pendant la seconde guerre mondiale.
Durant les années quarante, la troupe s'enrichit de la présence à Alger de personnalités théâtrales de premier plan qui, venues en Afrique du Nord pour des tournées ou voyages, ont été forcées d'y rester par le déclenchement de la guerre et qui appuient de leur prestige ce théâtre radiophonique. C'est notamment le cas de Françoise Rosay et Lucienne Lemarchand qui, succédant à Alec Barthus à la tête de la troupe, ont toutes deux une influence sensible sur le répertoire et le jeu des comédiens.



     Franoise Rosay

    Lucienne Lemarchand

C'est aussi l'époque où, comme nous l'avons vu plus haut, la troupe d'expression française quitte définitivement les studios de la rue Berthezène pour s'installer au 10 rue Hoche, dans le centre ville d'Alger, où elle se produira jusqu'en 62. La programmation théâtrale de Radio Alger est constituée de comédies tirées du répertoire de boulevard de l'entre-deux-guerres : Marcel Pagnol, Marcel Achard, André Roussin, Henry Bernstein, Edouard Bourdet, Georges Neveux etc. Et de grands mélos, "les deux orphelines" ou "la porteuse de pain"... des classiques en vers ou en prose du répertoire français. L'Avare, Les femmes savantes, Le Misanthrope... et de quelques Oeuvres écrites spécialement pour la radio mais qui restent rares encore jusqu'aux années 50. Cependant, l'algérois d'adoption Gabriel Audisio et l'Oranais Emmanuel Roblès voient leurs Oeuvres créées sur les ondes de Radio Alger et ne dédaignent pas de visiter la troupe à l'occasion. La presse quotidienne régionale se fait l'écho des diffusions les plus marquantes et les critiques Yvonne Lartigaud d'Alger Républicain ou Audio é de l'Écho d'Alger, sont particulièrement redoutées.


Les années 50.

Dès la fin de la guerre, la troupe de Radio Alger connait son apogée sous l'autorité d'un grand directeur et acteur, Georges Portal, qui, présidant à la programmation et à la direction des comédiens, marquera fortement sa présence durant une dizaine d'années. Une équipe solide de comédiens se renforce autour de lui. Renée Audibert, Paule Granier, Laure Senty, Huguette Eymard, Eliane Gauthier, Catherine Georges, Paulette Gervais, Geneviève Fiori, Jean Glénat, Max Roire, André Lesage, Géo Wallery, Edmond Llorel, Marcus Bloch, Roger Piquard, Charles Amler, André Fouché, Roland Valade, Clément Bairam, Charles Mallet.

Le rythme des diffusions est de deux dramatiques par semaine. La diffusion s'effectue souvent en direct jusque dans les années 55. La troupe sédentaire ne chôme donc pas, car à ces deux séances dramatiques hebdomadaires s'ajoute, dans les années 50, une pièce policière inédite dont le succès fut inouï auprès du public. La policière du dimanche soir devient vite l'évènement. Et chacun de se passionner pour les aventures de l'inspecteur Pluvier, incarné par un remarquable comédien : Marcus Bloch. Ou pour "Double Tchatche et Siflaous" (on ne garantit pas l'orthographe) respectivement incarnés par André Lesage et Jacques Bedos métamorphosés en deux inspecteurs dont l'un bégayait et l'autre avait un fort accent pied-noir. Ou également pour les aventures du commissaire Maigret incarné par Clément Bairam.

Ces années de 45 à 60 sont les plus belles années pour la troupe qui jouit d'un véritable prestige auprès du public. Les auditeurs attendent l'interprétation toute de gouaille de Max Roire, d'autorité de Renée Audibert, de distinction d'André Lesage ou de finesse de Laure Senty... Faut-il reprendre la belle image du cheminement qu'il était possible de faire de seuil en seuil, de fenêtre en fenêtre, ouvertes sur les tièdes soirées méditerranéennes en suivant le déroulement du drame ou de la policière.

À Georges Portal succèdent Georges Allehaut et enfin Pierre Héral jusqu'en 62. C'est Pierre Héral qui prend l'initiative de renforcer la troupe de quelques comédiens parisiens venus en saisonniers apporter un air nouveau. Robert Party, Marcelle Duval, Marcel Lemarchand, Pierre Comte, Pierre Bonzans, Laure Diana, Pierre Plessis entre autres. Cependant que la naissance de la télévision à Alger fin 56 permet l'emploi en radio de comédiens venus pour quelques jours jouer une dramatique en direct à la télévision. Les comédiens de France V ont ainsi pour partenaires : Ginette Leclerc, Jean Marchat, Annie Ducaux, Jean Veber, Madame Simone, Renée Saint Cyr, Valentine Tessier. Le répertoire traditionnel s'enrichit alors tout naturellement de l'écriture radiophonique des années 50/60 et subit l'excellente influence de Paul Gilson, directeur des services artistiques de la RTF à Paris.

Les feuilletons spécialement conçus pour la radio, tels ceux écrits par Liliane Thorpe, ont un succès énorme auprès du public. Jean Veber en est l'interprète à plusieurs reprises. La réalisation des dramatiques est assurée par le seul metteur en ondes sous contrat, Paul Ventre, et par des comédiens de la station : Géo Wallery, Renée Audibert et plus tard André Lesage et Max Roire. Ces derniers, comédiens vedettes de la troupe, assurent progressivement de plus en plus de réalisations jusqu'en 62. Durant ces années 55/60, Pierre Héral est chef des services artistiques de la radio alors que Jacques Bedos assume la direction des variétés et qu'à ce titre il choisit les textes des policières écrites par un policier et un employé de l'EGA (Electricité et Gaz d'Algérie), l'un d'entre eux s'appelant Jean Guarino. Bedos les réalise souvent lui-même ou les confie aux réalisateurs déjà cités, puis dans les dernières années à Jean Scheling et André Limoges. Jacques Bedos a été, en Algérie et ensuite en France, un prodigieux découvreur de talents.


Jacques Bedos

Les émissions littéraires ont un responsable prestigieux : José Pivin. Il a été en Algérie l'inventeur des émissions pour enfants. Durant des années, avec son épouse Polène, il conçoit des centaines d'émissions entièrement écrites chaque semaine par lui-même et interprétées en direct par une bande de jeunes comédiens en herbe bourrés de talent, auxquels se joignent parfois les comédiens de la troupe. C'est ainsi qu'un ex-sociétaire de la comédie française, Marcel Lemarchand, à Alger depuis trois ans, ne dédaigne pas interpréter des rôles pourtant bien modestes dans des pièces enfantines. Dans les années 55/60, la dramatique reste encore l'élément de prestige de la station. Après l'enregistrement sur disque, elle est maintenant enregistrée sur bande magnétique en 38cm seconde. Les comédiens évoquent avec nostalgie cette émotion du direct que jamais ne donnera l'enregistrement et ses multiples reprises.

Quelques réalisateurs viennent passer une saison à Alger... C'est le cas de Bernard Latour (intérim direction artistique), plus tard de Claude Chebel. La guerre d'Algérie a, elle aussi, eu une influence sur la composition de la troupe, comme l'avait fait la guerre de 39/45, par la présence de jeunes comédiens, militaires du contingent, qui apportent leur talent à l'équipe des vieux chevronnés que sont les permanents. C'est le cas notamment de Dominique Paturel, de Michel Aumont de la Comédie Française. La tourmente de 62 disperse une équipe d'acteurs liés entre eux par vingt cinq années d'amitié, de complicité et de talent. Aucune archive sonore ne semble subsister de cette période importante de la vie algéroise. Peut être quelque part, dans un local oublié... Mais les voix de ces comédiens demeurent à jamais dans les mémoires de ceux qui les ont entendus, et pour ceux qui ont suivi leur chemin et qui enseignent aujourd'hui, ils restent un exemple.

André Limoges et Jacqueline Blanc



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