La Traversée
(troisième partie)

Par Jean-Louis Jacquemin



Réclame touristique du début du XXème siècle
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IV

Les passagers de LA MARSA





Débarquement à Alger des passagers de La Marsa (vers 1900-1910).
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  Mes grands-parents connurent l'époque héroïque. Celle du pont de la "Marsa" et des premiers vapeurs qui conduisaient ces émigrants vers la terre pleine de promesses où ils pourraient s'affranchir d'un XIXème siècle qui n'en finissait pas de mourir et dont ils ne supportaient plus les pesanteurs. Ils avaient soif de faire du neuf.

  Mon grand-père avait déjà fait presque le tour du monde. Lieutenant au long cours, il venait de quitter à 24 ans, pour pouvoir épouser ma grand-mère, la barre de "l'Hirondelle", le beau trois-mâts du capitaine Tanquerey dont il était le second.

  Ma grand-mère, orpheline et méritante, était tout jeune professeur. C'était deux esprits ouverts, acquis aux idées neuves et qui s'étaient bien trouvés. Elle avait beaucoup de prestance, beaucoup de dignité. Elle valait sans doute de sa part ce renoncement difficile.

  Ils avaient soif de construire une nouvelle vie, plus loin, plus juste et plus libre dans un cadre où tout restait à créer. Ils partaient pour Miliana. Elle, pour animer avec quelques collègues l'Ecole Normale d'Institutrices qu'on venait juste de créer, lui, après avoir passé à Marseille un concours d'Ingénieur des travaux publics de l'Etat, pour prendre en charge les Ponts et Chaussées du secteur Zaccar.

La société qu'ils allaient retrouver dans cette petite bourgade isolée à flanc de montagne leur ressemblait : enthousiaste, créative, perfectionniste et motivée .

  Si j'en juge par une ou deux photos jaunies que j'ai pu voir, ces traversées du tout début du siècle étaient des traversées conformes au court métrage de Chaplin (Charlot émigrant), entassés sur des ponts balayés par le vent ou dans des salles communes plus que sommaires. C'était encore l'aventure.

  Mon grand-père, bien sûr, était à son aise. Il montait de temps en temps sur la passerelle bavarder avec l'officier de quart ou boire un jus avec le "pacha".

  Il garda cette habitude même beaucoup plus tard, à la retraite, sur les beaux bateaux de la ligne. Habillé, pour rassurer ma grand-mère comme un gentleman-farmer en voyage touristique et appareil photo en bandoulière, il disparaissait quelques instants au moins une fois par traversée et je voyais son visage apparaître fugitivement, soudain plus aigu face à la mer, derrière les carreaux de la passerelle.

  A bord, lorsqu'ils le croisaient les marins échangeaient avec lui de petits signes de connivence ou de salut.

  Ma grand-mère détestait ces traversées mais ne le montrait pas. Elle détestait la mer, sa seule rivale possible, elle le savait bien. Elle les vivait dans l'impatience de débarquer avec une sorte de vigilance qu'elle s'efforçait de ne pas laisser paraître. Elle campait sur ses avantages et malgré qu'elle n'ait pas le pied marin se débrouillait pour occuper le terrain, croisant sur le pont d'un pas ferme, emmitouflée et chapeautée, le port altier et le regard bien droit, souriant derrière sa voilette. On n'allait pas lui disputer sa place, ah mais !

J.L.J.

 

La plage arrière du Lépine (mais était-ce bien le Lépine ?).
On remarque, à gauche, les cages à chiens où il fallait les enfermer pour la traversée.

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Quelques cartes postales du début du XXème siècle.


"En route pour Alger".


Sur le "Moïse", vers 1900.


"Alger, le pont d'un steamer de la Cie Générale Trasantlantique, avant le départ", vers 1900.


Le pont du Mytho.


Le transport de l'Etat : le Mytho.
(C'est comme le Port Salut : c'est écrit dessus)


Située sur la ligne de crêtes de l'Atlas qui fut de tous temps une voie de communication prisée des Romains et des Arabes, l'importance et l'influence de Miliana tout au long de l'histoire coloniale de l'Afrique du Nord sont intéressantes.

Les Romains séduits par le climat y installèrent pendant près de trois siècles une opulente villégiature sous le nom de Magnana. Ruinée après leur départ et quasi abandonnée aux périodes vandales et byzantines, elle fut refondée après la conquête arabe par les Berbères Sanhadja vassaux des Fatémides qui y installèrent, au XIe siècle, une des villes clef de leur domination sur le Maghreb central. Prise par Barberousse lors de la conquête Ottomane, elle deviendra le symbole de leur domination de l'intérieur des terres. Après la conquête française du littoral et le départ précipité des Ottomans, les troupes arabes de l'empire de Fez s'y réinstallent et elle demeura la dernière place forte de l'émir Abd el Kader avant d'être conquise par les français en 1840. La Miliana française ne faillit pas à cette tradition et fut reconstruite de manière à en faire le fleuron de notre présence dans "l'intérieur" et une vitrine, en plein Atlas, de notre culture et de notre mode de vie. Touchante réplique d'une petite bourgade du sud de la France avec ses allées de platanes, sa pointe aux blagueurs, ses terrains de boule, ses boutiques de bon aloi, son café du commerce, son cercle des officiers, son kiosque à musique et ses défilés militaires, c'était, à côté de cela, un étonnant centre d'effervescence culturelle et artistique, un creuset novateur, un laboratoire d'idées d'une certaine portée gravitant autour de l'Ecole Normale et de la loge maçonnique "Avenir du Zaccar". Nombre de destinées intéressantes s'y croisèrent ou y firent leur début. C'est également à Miliana que nous devons la naissance et l'éveil du talent d'un de nos plus grands peintres, Augustin Ferrando, que j'ai eu le privilège d'approcher car une amitié exceptionnelle le lia, leur vie durant, à mon grand-père Hervé Jacquemin.



V

Aux plaisirs du débarcadère




La brochette familiale au grand complet sur le débarcadère de la "Mixte"en 1953.
De gauche à droite : mon père (costume croisé et pochette, dans l'ombre), mes grands-parents Jacquemin, mon cousin Pierre Paulian, ma tante Mariette Paulian née Jacquemin et mon oncle Gilbert Paulian, ma cousine Andrée Perrin-Brown née Bouchinet (en robe claire), et... des inconnus.
Les autres membres du clan, dont moi, sont sur le pont, attendant de débarquer.

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  Pour traverser, il fallait nécessairement embarquer puis débarquer. Le cérémonial des quais faisait donc partie de la fête.

  Les départs d'Alger étaient joyeux mais les retours l'étaient encore plus. De l'autre côté de l'eau, on avait l'âme grégaire et l'esprit de clan. Pas question de laisser partir les proches et encore moins de fêter leur retour sans un solide comité.

  Les rites étaient convenus et colorés.

  Au départ on agitait les mouchoirs pour simuler un chagrin insondable tout en prodiguant à voix haute des voeux parfaitement joyeux de bonne traversée et de bonnes vacances. Et il y avait toujours un court instant de silence quand, enfin,
le navire virant au guindeau, tirait sur ses amarres et déboîtait lentement du quai.

"...Il y avait toujours un court instant de silence quand, enfin,
le navire, virant au guindeau, tirait sur ses amarres et déboîtait lentement du quai".
Quand les deux remorqueurs venaient "extraire" le Ville d'Oran...
(photo J.L. Arrignon).


  Au retour, c'était de part et d'autre, l'impatience et l'allégresse. On avait hâte de retrouver le fil, de renouer. On ne pouvait même pas attendre d'être à quai pour échanger les dernières nouvelles et, comme chaque famille faisait pareil, les mains en porte-voix, à quelques mètres voire centimètres de distance, les dialogues portés par le vent vivaient parfois des interférences cocasses.

  Puis c'était le débarquement. Les porteurs algérois en "faisaient" moins que leurs homologues marseillais mais étaient plus efficaces. Ils avaient leurs têtes et leurs clients favoris qu'ils se faisaient un point d'honneur de fidéliser et de solliciter d'une année sur l'autre. Les rapports étaient sympathiques et ils n'avaient pas leur pareil pour charger d'un coup (quitte à se faire aider par un collègue) un invraisemblable amoncellement de bagages. Les pourboires étaient en conséquence.

  Ce dont je me souviens le mieux, c'est de cette allégresse en retrouvant la rumeur du port, l'air léger de la ville, l'odeur un peu sure des docks et surtout cette vibration si familière et si tonique, cette qualité exceptionnelle et vivifiante du soleil matinal d'Alger.

  Ces matins de retour, les narines palpitaient et la vie paraissait plus belle.




"La traversée", suite et Fin, chapitres VI et VII,
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L'un des Furets, photographié de plus près (photo J.L. Arrignon).





Presque les mêmes que sur la première photo en colonne de gauche, à une autre occasion, avec madame Marcadet, vieille amie de la famille.




Là, c'est la cérémonie du départ, mes grands-parents et ma cousine Madeleine Paulian partent les premiers, fin mai (les veinards !) pour la France.


(photos J. Louis Jacquemin)