"Tchempêgne" à gogos
par Renée Pierre-Gosset
Dans "Expédients provisoires - Le coup d'Alger" (Fasquelle, 1945), peut-être la meilleure analyse des imbroglios de novembre 1942, Renée Pierre-Gosset aussi évoque l'ambiance de l'Aletti au moment où, les alliés débarqués, le pouvoir échoit provisoirement à François Darlan, amiral de la flotte. Merci à Monsieur Alain Gosset qui a bien voulu nous permettre de publier cet extrait. |
J’entre dans le hall de l’Aletti où, m’a-t-on dit, j’aurais une chance de rencontrer le capitaine Randolph Churchill. Le hall est encombré, les couloirs sont pleins et, pour conquérir le droit d’insérer une épaule au bar, il faut franchir cinq rangées de midships britanniques, de flight-lieutenants ou d’officiers américains. La maison vend vingt francs la coupe un infâme vin doux gazéifié qui coule à flots. Les discussions s’interrompent chaque fois qu’une femme entre. Vingt voix proposent, délicatement courtoises :
- Tchempêgne ?
Si d’aventure la dame est accompagnée, on va jusqu’à proposer un verre au mari ou au cavalier. Il faut rendre cette justice aux dames assidues de ces lieux qu’elles rebutent rarement leurs interlocuteurs.
Affalé sur un tabouret, au comptoir, l’air mélancolique, j’aperçois un des jeunes gens qui firent le putsch du 8. Lui aussi me tend l’Écho d'Alger :
- Vous vous rendez compte. Tant de mois de dangers et de travail pour en arriver à ce que M. Murphy sorte un petit quisling de sa poche. Et c’est pour «ça » que nous avons travaillé ! Garçon, un Dubonnet ...
Mais le garçon est trop occupé pour entendre. Dédaigneux, il se débat avec un client qui lui demande avec obstination :
- Whisky... whisky...
Déférent, stylé, il lui sert un vin blanc et ce commentaire :
- Ça ira comme ça. Monsieur est rond comme une bourrique ...
Le faux champagne est tiède, la salle enfumée, saturée de bruits, d’odeurs d’humanité. Émergeant chacun d’un fauteuil de cuir dans les coins du hall, M. Pierre-Etienne Flandin et le professeur William Rappard, de la S.D.N ne se lassent pas de regarder le spectacle avec une curiosité d’entomologistes.
C’est la Libération !