SOUVENIRS SALINS

par Georges LÉVY



    Lorsque le téléphone sonnait sur sa tablette c'est toujours moi qui arrivais le premier même du fond de ma chambre. Non pas en attente d'un quelconque appel, mais pour le plaisir enfantin de le décrocher et de répondre comme un grand. Une mission importante qui se terminait vite en appelant ma maman à mon secours !

    Il avait la trentaine (un peu jeune pour mourir) lorsque je l'ai quitté, et sans d'ailleurs lui faire mes adieux tant était grande ma préoccupation de faire le grand saut. Pourtant je n'ai jamais oublié ce compagnon de bons et mauvais jours. Je l'ai toujours connu bien droit dans son habit austère en bakélite noire, avec sa sonnerie stridente sauf quand il faisait la sieste l'après-midi. Il était un peu fragile du côté de ses plombs situés sur une plaquette vissée au mur tout proche. Ils fondaient souvent pour je ne sais quelle raison indépendante du contenu des conversations.

    Mais un rouleau de fil ductile très fin était à la portée de la main et j'ai vite appris à force de fouiner à côté de l'employé des P.T.T. à reconstituer comme lui le court-circuit du cavalier en porcelaine. Par contre, chaque année au moins, il venait en casquette à visière déballer sa sacoche en cuir de dépannage pour changer le cadran rotatif au ressort fatigué qui ne revenait plus à son point de départ. Cet appareil avait l'avantage de pouvoir suivre une conversation à deux, puisqu'il possédait un écouteur supplémentaire dans les cas sérieux où un témoin auditif devenait nécessaire.


Dessin de JiBé

    Je dois dire que dans mon enfance scolaire je l'ai utilisé la plupart du temps pour demander à mon ami de coeur Philippe C… de me dicter les devoirs de maisons à faire pour me "mettre à flot" le lendemain après mes absence chroniques. "À flot" n'était pas une image exagérée, car j'étais au plus près de la noyade dans mes études. Simple procédure d'ailleurs pour me rendre la conscience tranquille car mes parents voyaient dans les marges de mes cahiers plus de remarques à l'encre rouge que de réponses en violet aux questions.

    Mais avec les beaux jours de juin qui commençaient avec "Les cahiers au feu et la maîtresse au milieu", venait la liberté provisoire pour trois mois d'été. Juste après le déjeuner, lorsque le téléphone lançait son appel strident, je savais d'avance qui était au bout du fil !

- Bonjour Georges !
- Bonjour Madame, je vais appeler maman ! disais-je en étouffant mes mots dans un rire incontrôlable, car je riais chaque fois sans explication, mais en faut-il une pour expliquer mon bonheur innocent ?

Maman, maman, c'est Madame Fassina !
- Bonjour Denise !
- Bonjour Colette !

    Et la ligne restait occupée pour une bonne demi-heure dans une mitraillade de phrases hachées de courts silences pour se faire entendre l'une de l'autre. Mais moi j'attendais le mot-clef qui allait me faire sauter de joie : la plage ! Demain nous irons avec Annie à la plage !



La motrice électrique et sa remorque
passent en revue le Square Bresson et le Port

    Là, défilaient devant moi les quais, les cargos, les grues, les centaines de futailles bien ordonnées pour leur embarquement, les chalands et les remorqueurs et surtout les navires de guerre tout gris qui encombraient les plans d'eau. Un coup de sifflet en laiton du receveur annonça notre terminus.

    J'avoue que j'étais un peu inquiet en nous mêlant à cette foule de burnous et de haïks qui se croisaient dans tous les sens près de la Grande Mosquée et serrais bien fort la main de ma mère !



    Voilà Annie, je la reconnais de loin avec ses nattes. Aujourd'hui elle a une jolie robe à carreaux. Mais ce jour sera pour moi inoubliable : pour nous rendre chez le bottier, nous empruntons un transport qui me fait rêver. Nos mères s'approchent d'une patache, ce sera notre correspondance pour Saint-Eugène. Il n'est pas question hélas de m'autoriser à siéger à côté du cocher haut perché. Nous serons donc les quatre passagers pour cette excursion. Le fiacre a la peinture écaillée et sent le crottin de cheval et du crin sort un peu des coussins fendillés, mais vite, en roulant, l'air marin balaie ces odeurs fortes.

    Cli-clac… clic-clac, résonnent les sabots ferrés sur les pavés du boulevard du Front de Mer. Je vois en contre-bas la mer étincelante et ses petits rouleaux verts qui se transforment en écume pour mourir sur les galets. Tout au long, accoudés à la rambarde en fonte du boulevard qui serpente, des pêcheurs patientent, leur très longue perche coincée entre leurs jambes, ou jettent leur hameçon au lancer d'un grand élan vers le ciel. La route est libre, je me laisse bercer au trot régulier du cheval. Un chalutier trace un bref sillon brillant et passe au large des Grands Rochers. Je vais presque m'endormir quand je sursaute au changement de pas du cheval. La patache se balance comme une barque quand un à un, nous posons le pied sur le trottoir. Il va nous falloir prendre des escaliers compliqués pour descendre jusqu'à la villa en contre-bas. Nous entrons dans une pièce toute fraîche. La fenêtre est quadrillée d'un vitrage de carreaux de couleurs qui tamisent la lumière crue. Il y a du jaune, du rouge, du vert et du bleu sur le carrelage qui filtrent du vitrail. Le bottier invite nos mères à s'asseoir. Il apporte une feuille de papier journal, et avec un crayon épouse la forme de chaque plante des pieds : ce sera la mesure exacte pour tailler dans le bois ces chaussures hautes à la mode qui ressemblent à des bateaux ! Il conseille de revenir pour des essayages. D'autres excursions en patache en perspective ! En prenant un sentier tout raide taillé dans la roche friable, nous débouchons sur une crique. Je n'aime pas l'odeur fade qu'exhale la grotte inquiétante où les baigneurs changent leurs vêtements.



Ce dessin au crayon noir s'intitule "La Pointe Pescade",
hélas la signature de son auteur est illisible.

    Les galets et le gravier ne sont pas confortables, mais déjà les épaisses foutas étalées en adoucissent le contact. Moi j'ai vite fait de me débarrasser de mes vêtements légers. Ma mère m'a tricoté un maillot de bain en laine verte récupérée sur un autre vêtement. à l'automne… il redeviendra par enchantement une écharpe. Annie a apporté un seau. Le sable gris recèle des trésors. Des coquillages striés et vernis. Des os de seiche pour tailler nos crayons. Des pierres précieuses qui étaient des débris de bouteille ou de brique polis pendant des années par le rouleau des vagues. Mais sorties de l'eau, leurs mille feux s'éteignent dans le seau à notre grande déception. Maman a un maillot d'une pièce en piqué blanc. Son amie plus mince un deux-pièces clair. Elles sont là pour bronzer et non pour se salir des taches de goudron que les navires ont abandonnées dans leur sillage. Je joue à l'intrépide en m'avançant dans l'eau, me tenant fortement avec d'autres débutants à une corde de quelques mètres tendue entre la grève et un petit rocher moussu. Les moments de bonheur s'écoulent vite. Le soleil a perdu de son ardeur. Enveloppés dans nos serviettes, les lèvres un peu bleuies par la fraîcheur du vent qui se lève en fin de journée, nous dévorons le pain à la tomate et des grains de raisin chauffés au soleil. Reste le principal avant de partir : changer ce maillot qui, mouillé, me brûle entre les jambes pour une culotte sèche. Il n'y a pas de douche dans cette crique et il va falloir un peu souffrir jusqu'à la maison. Le lendemain, je m'amusais à lécher mon bras encore salé pour prolonger cette belle journée.

Sic transit Gloria Mundi.…


Georges Levy



Sauveur Galliero : "La Plage des Deux Moulins"