Clandestines, nos fumeries d'adolescent en dépit du plaisir que nous en affichions, ne connurent en général ni le flacon ni l'ivresse. Chipées au fond des sacs "de dame" ou négociées le front bas auprès de buralistes sceptiques, les cigarettes de nos 12-13 ans furent majoritairement des copies douteuses de tabac américain.
Elles portaient des noms racoleurs "High-Life" ou "At Home" (prononcer bien entendu iglif et atom) et s'affichaient sur des paquets tape à l'oeil qui ne tenaient pas leurs promesses. Elles avaient des parfums doucereux et un goût écoeurant. Malgré tous nos efforts pour singer Lucky-Luke, nous les fumions comme des manches. A force de saliver bêtement, on finissait même par les chiquer et par "cracher du jaune".
Curieusement, on passait sans transition à l'heure dite de cet état de crapoteur calamiteux à celui de fumeur averti et responsable.
Au lycée, on accédait au "tabac d'homme" mais cette ascension était codée. Il n'était gautierrainement correct de fumer qu'à partir du statut collectivement reconnu de "grand".
A partir de la terminale, cela allait de soi, mais juste avant il y avait une période de transition assez floue où les parcours divergeaient et ou la promotion individuelle dépendait de facteurs glandulaires bien difficiles à maîtriser, de précisions vestimentaires où la famille avait un droit de regard et d'un avis condiscipulaire peu porté à la concession.
Fumer faisait par contre de droit partie du nouveau look et même sans disposition particulière pour le tabac, il était de bon ton de consommer au moins à l'occasion.
A l'enseigne du trèfle couronné, la cigarette de nos 16-20 ans fut majoritairement l'inoubliable "Bastos bleue". Comment se refuser d'ailleurs à une cigarette "hygiénique ne desséchant pas la gorge" (sic)
qui avait gagné tellement de médailles d'or aux J.O. de la cigarette qu'il y avait tout juste la place de les afficher sur le recto du légendaire paquet
.
Qui nous rendra son parfum inimitable, la bosse familière et rassurante dans la poche du blouson, le plaisir de déchirer le petit carré au ras de la bande rose qui fermait le paquet, la chiquenaude experte pour faire monter la première en ligne et l'offrir à la ronde. Instants magiques...
Tout le monde ne fumait pas la Bastos bleue. Une tribu dissidente et non moins motivée lui préférait la "Camélia sport"
dont il allait de soi qu'elle favorisait la performance sportive. Quelques hurluberlus au goût dépravé de "patos" s'adonnaient à la Gauloise ou à la Gitane et quelques gandins snobinards et m'as-tu-vu affichaient des Lucky Strike ou des Camel achetées au marché noir
auprès des petits cireurs du square Bresson. Histoire de leur pourrir un peu la vie, on prétendait (de source sûre) qu'elles étaient fabriquées dans des officines parallèles au départ de vieux mégots. Ils ne nous croyaient pas mais restaient ravagés par le doute.
Marque inacceptable de richesse et de suffisance, au lycée comme dans la rue, le briquet était formellement proscrit. Le geste auguste de l'allumeur sentait bon le phosphore incandescent et craquait sec l'allumette Caussemille
sous les sabots du jockey familier. Et la flamme bien droite dans la conque réunie des deux mains courait à la ronde (mais pas plus de trois) en éclairant des visages attentifs concentrés sur le tison avec des lèvres gourmandes qui aspiraient le feu goulûment
On voyait donc fleurir les cigarettes autour du rond point de la place Hoche (lire l'ami Follacci) et intra muros comme je l'ai déjà écrit, dans les limites carrelées de blanc du "grand pissoir". Cette tolérance avait son chien de garde. Crapulopoulos, tel le caméléon, possédait des yeux capables de ribouler dans tous les sens derrière ses lunettes noires et n'avait pas son pareil pour fixer innocemment un point droit devant lui tout en surveillant sournoisement ce qui se passait à 90°.
Malheur à l'imprudent qui s'aventurait cigarette au bec ou même cachée au creux de la main, fusse d'un pas, hors de l'alignement des lavabos.
Malheur aussi à l'impudent "candidat grand" non encore adoubé qui cherchait à s'immiscer et à fumer au-dessus de sa catégorie. De solides pointures convergentes le renvoyaient derechef "en touche" au sein du tohu-bohu de la cour, histoire de le rappeler à sa triste condition de mutant et au respect des hiérarchies.
Ainsi, s'écoulaient les fumeries ordinaires de nos trajets quotidiens et de nos foulées lycéennes.
Le monde ne se limitait pas à la rue Hoche.
De sortie, la cigarette devenait article de prestige et instrument de séduction. On n'attrape pas les mouches à la vulgaire Bastos. Il fallait investir dans du plus suave. Dans l'autre poche, on plaçait donc le paquet de "Players", entamé pour faire naturel. En soirée, le plus recommandable restait la "Craven A", cigarette de l'élite, au paquet distingué et au bout délicatement cerclé de liège, idéal pour lèvres de fée.
Pas question non plus dans les boums chic (on disait encore, à l'époque, surboum) (6) d'El Biar ou du Boulevard Bru de craquer des allumettes. On sortait négligemment de la poche le briquet plaqué or emprunté au père ou extorqué à une vieille tante mais qu'on prétendait (avec émotion) offert par une inconsolable. On le tendait au bout d'un bras effectivement ému. L'élue d'un soir protégeait de ses mains fines la flamme tremblotante qui mettait de l'or dans ses prunelles et vous soufflait son merci dans un sourire à mourir sur place avec une bouffée d'autant plus enivrante qu'elle l'avait déjà respirée.
On passait ainsi insensiblement (merci Jean-Paul, décidément je t'emprunte beaucoup aujourd'hui mais on n'emprunte qu'aux riches !) du monde des "demi-dieux" à celui des "vrais surhommes".
A la fac, la cigarette redevenait article banal. Dans ce monde enfin mixte, on la partageait avec les filles et du coup on fumait toutes les marques.
On voyait aussi apparaître les pipes, symboles de la concentration intellectuelle qui convenait, nous semblait-il, à notre nouvel état. L'Amsterdamer au sillage parfumé avait d'autant plus notre préférence qu'il était réputé agréable aux délicates narines de nos déesses.
Dans cette quête initiatique, subsistait, un obstacle de taille, un sommet encore inaccessible, le "barreau de chaise", le havane, hors de proportion avec nos ressources (et il faut bien le dire avec nos estomacs) qui restait une volupté d'homme fait, un raffinement de nabab, un luxe envié de Seigneur.
vMon père avait la passion des cigares. Il fumait des "Henri Clay" et des "Roméo y Julieta : Churchill" (et parfois un cran au-dessous des "Partagas") délicatement enroulés dans des feuilles de bois précieux à l'intérieur d'étuis en aluminium scellés. C'était un vrai fumeur de havane, il y mettait toute la volupté tranquille et le rituel nécessaire, confortablement installé dans son bureau-chambre-bibliothèque-musée encombré de livres, de tableaux, de souvenirs de voyage, de fossiles, de spécimens et d'une liste incatalogable d'objets étranges dont l'empilement hétéroclite au-delà de tout remède, désespérait ma grand-mère.
Je le dérangeais sous des prétextes futiles, rien que pour admirer sa béatitude qui me faisait sécher d'envie.
Un jour d'été dans nos toutes premières années de faculté où nous étions seuls à la maison, André et moi (Joël
était dieu sait où, probablement à pédaler quelque part en France avec les cadets du Père Dunand), j'organisais un balthazar sur la terrasse où nous nous remplîmes copieusement la panse et n'y tenant plus, j'allais sans vergogne subtiliser deux Churchill dans la "cave" paternelle. Comme il fallait bien immortaliser cet évènement sans précédent, je pris au retardateur le cliché que je vous livre ci-dessous (il n'est pas bon, la pellicule était périmée).
Notre extase y est visible. La gueule de bois qui suivit ne l'est pas, mais toute initiation a son prix, qu'il faut savoir payer.
Le père Jacquemin savait compter jusqu'à deux et même au-delà. La suite se négocia entre hommes mais l'enjeu en valait la chandelle : j'avais forcé la porte du "club", dans la suite il m'en offrit de temps en temps.
En tous cas, je le confirme, Dieu ne peut être qu'un fumeur de havane, sur ce point Gainsbarre avait raison.
Copyright J.L. JACQUEMIN, décembre 2001