BALLADES, 1946-1947

LE PROMENEUR DE LA RUE CLAUZEL

par Georges Salessy

Georges en 1949


   Quatre heures du matin, je ne dors pas, il fait froid dehors, cet hiver n'en finit pas cette année de mes bientôt 69 ans... Alors je me promène, dans ma tête, dans ma rue, dans mon quartier, boulevard Victor Hugo, rue Courbet, rue Edgar Quinet, rue Hoche, rue Clauzel enfin...

   Combien de fois les ai-je arpentées, ces rues... J'ai 8 ans, 10ans, 15 ans, 20 ans, allons-y une fois encore...

   Je sors du 10 boulevard Victor Hugo, vous savez, dans la partie en pente, sur le trottoir de gauche en descendant, c'est l'automne, cette année, les palmiers ont été taillés, les palmes jonchent le sol, dans l'air flotte une odeur âcre mais pas désagréable, je traverse le boulevard et monte l'escalier de la rue Courbet juste à côté du local des JMF, les Jeunesses Musicales de France, qui, à chaque rentrée scolaire, attirent quantité de charmantes beautés que j'observerai plus grand, avec intérêt, de mon balcon...

   Sous l'escalier il y a une ouverture qui donne accès à un souterrain sous la rue Courbet ; il a servi d'abri pendant les alertes de la guerre, en 1945, il est désaffecté ; plus tard il servira d'entrepôt de vieux papiers puis dans les années 50 un marchand de légumes viendra s'y installer.

   Aujourd'hui, il fait chaud, je porte à cuire, au four de la boulangerie Pérez, le plat de midi, des tomates, pommes de terre, poivrons farçis, que ma mère a préparés et recouverts d'un torchon.

   À l'angle de la rue Courbet et de la rue Hoche, voici le siège de "Radio Alger" une maison toute simple à un seul étage avec un balcon en fer forgé, on y voit de temps en temps Jack Redson qui fume une cigarette entre deux émissions... Plus tard, je verrai sur ce balcon la silhouette d'un "territorial", treillis casque, MAS 36, ou encore d'un para, béret vert ou rouge, MAT 49...

   Je pose mon plat chez Mme Pérez (au 7 de la rue), je salue l'un ou l'autre de ses deux fils qui sont plus âgés que moi, le plus jeune, Claude je crois, sera tué dans les Aurès...

   Les mains libres, je remonte la rue Hoche et ses petits ficus qui font quand même de l'ombre, voici la place Hoche et son ineffable palmier, le 14 juillet, il y a là un bal... où je n'irai jamais danser... trop timide...

   Juste au coin viendra (quand ?) s'installer une "crèmerie" toute carrelée de blanc, le lait, réfrigéré sera distribué par des robinets. Quel progrès !! Mais, en 45-47, je vais l'acheter chez Mme Paollilo rue Clauzel.

   À côté, la boutique des roulements à billes SKF avec sa vitrine immuable, puis, un papetier-libraire... Qui se souvient de son nom ? Pendant des années, il me fournira, ainsi que mes frères, en papier, cahiers, crayons...

   Je vois, de l'autre côté de la place, la boutique de mon ami Salah, le mozabite, la pharmacie Colinet, la boutique de la buraliste, Melle Leblois où j'achète le journal et les Bastos de mon père... un café, bistro étroit où les clients consomment debout, à l'espagnole, Papa vient y boire une anisette le dimanche avec un collègue qui a fait avec lui la campagne de France en 39-40, quand je passe par là après la messe de Saint Charles, j'ai droit à une grenadine et à goûter la kémia.

   Ensuite une boulangerie pâtisserie et sa vitrine qui fera bien plus tard la joie de Danielle Ferra.

   La rue Clauzel enfin, à gauche des immeubles, à droite le mur de la villa des soeurs Tartaing, les demoiselles du catéchisme... Tiens, j'ai vu l'une d'entr'elles sur une photo de communion sur Es'mma...

   A gauche, au coin du boulevard Victor Hugo, l'immeuble ESSO : quand nous sommes arrivés de Constantine, en mars 45, il était plein de militaires, Anglais ou Américains... Je me souviens du 8 mai, à l'annonce de la fin de la guerre, en sortant de la classe de Mme Naniche, des cris, des chants de ces militaires qui, de toutes les fenêtres jetaient des papiers, et du son des sirènes dans le port.

   Et pour moi, gamin, une question : que signifie Esso ? Les années passeront, on trouvera du pétrole, il y aura à nouveau de l'animation dans cet immeuble, et je saurai ce que représente Esso.

   La guerre est finie je regarde la vie de mon quartier, je traverse le boulevard, voici sur le trottoir de droite Mr Toma (ou Coma), le tailleur, assis... en tailleur sur l'appui de sa fenêtre avec à côté de lui son petit pékinois que les enfants du quartier viennent taquiner.

   Mr Toma vient d'Espagne, il a un fort accent, il discute, tout en cousant, avec Mr Schmidt, pour moi un géant barbu, qui parle très fort avec un accent alsacien. De chez moi, par les cours, on l'entend chanter des airs d'opéra !

   Dans ce même immeuble habitent Mme Laborda et ses fils, elle travaille à l'école maternelle de la rue Laplace où va mon frère Paul, et où iront Jacques, puis Jean.

   Sur le trottoir d'en face, un garagiste, sur l'enseigne est aussi précisé "carrossier- sellier" : des fauteuils de voitures sont démontés, refaits au fil des jours, à cette époque nous, les enfants, pouvons voir des adultes travailler ailleurs que dans des bureaux.

   Dans les années 50, stationnera à cette hauteur, une vedette Ford dont la calandre, la cabine, me feront rêver en pensant aux voitures des films américains qui passent à l'Empire !

   Je continue sur le trottoir de droite, je dépasse l'arrière de l'église Saint Charles qui me paraît gigantesque, voici le petit portail de l'école Saint Charles, rien à voir avec ma "grande" école Clauzel !

   Je traverse la rue Ribolet, encore une boulangerie à la façade bleue, j'y retrouve souvent mes copains d'école, Povéda, Matéos... et...

   ... L'épicerie de Mme Paollilo : inimaginable aujourd'hui... Une boutique minuscule, un comptoir encombré de boîtes de conserves, des étagères à droite avec des bouteilles de sirop, sur une petite table, du lait dans un seau. Mme Paollilo, petite, boulotte, grisonnante, remplit ma bouteille en puisant le lait dans le seau avec des mesures en fer blanc identiques à celles décrites dans mon livre de "Sciences" de CM1.

   Une arrière boutique qui sent le vin, normal il y a deux tonneaux sur des chevalets, un pour le rouge l'autre pour le rosé. Mr Paollilo, prénommé Janvier (!), remplit les bouteilles qu'on lui apporte en aspirant le vin du tonneau à l'aide d'un tuyau en caoutchouc. Il y a aussi un bidon métallique avec un robinet pour l'huile. Et derrière encore une pièce sans fenêtre dans laquelle ils vivent !

   Sur le trottoir d'en face, la rue Clauzel est ici plus large, un magasin d'articles de dessin pour architectes ou géomètres, et à nouveau un atelier de mécanique auto qui cette fois travaille sur le trottoir, j'adore regarder les ouvriers démonter roues et pneus, réparer les moteurs.

   Toujours sur ce trottoir une autre buraliste dans une minuscule boutique qui sent le tabac, on peut aussi y acheter des bâtons de réglisse, des pétards... La buraliste, Mme Spenato, a un air sévère et une moustache bien marquée !

   Je traverse la rue Bourlon, voici encore un artisan qui répare portes ouvertes, des moteurs électriques...

   Dans cet immeuble, travaille notre premier médecin qui, ô comble - cela me fait encore rire 60 ans après - a trouvé que mon frère et moi étions trop chétifs (la fin de la guerre et des restrictions n'est pas loin), et a persuadé notre mère de nous faire faire (à Alger !) des séances de rayons ultras-violets ! Je sens encore l'odeur d'ozone de sa machine.

   Voilà enfin ma "grande" école Clauzel où Mme Naniche, patiente, gentille, m'a accueilli, mais où les deux années suivantes, le terrible Mr Vittori m'amènera, avec d'autres, à l'examen d'entrée en 6ème... Mais c'est une autre histoire...

   Vite il faut encore aller au marché, passer derrière le consulat et l'église espagnole, sur le trottoir de droite, encore une buraliste revêche, elle vend des illustrés, Fantax, Luc Bradefer... mais je n'ai pas le droit d'en acheter !

   La pharmacie de Mme Hié-Vasseur, façade toute en pierre noire qui m'impressionne tout comme la pharmacienne qui, elle aussi est... moustachue !!

   Plus loin, je ne vois plus bien, encore un marchand de légumes, une droguerie, et le marché Clauzel que bien d'autres ont décrit... Je tiens cependant à aller acheter des oeufs chez Jésus Christ, à jeter un oeil sur la pharmacie Petrus sortie tout droit du 19e siècle, mais je ne le sais pas encore...

   De là je regarde le carrefour de l'Agha, le Mauretania n'est pas encore sorti de terre...

   Pas le temps de remonter la rue Charras pour voir quel film (au singulier) passe au Vox, de s'arrêter à la vitrine du libraire - de toutes façons je suis encore trop jeune - et il faut retourner chercher mon plat tout chaud chez Mme Pérez...

   Il doit sentir bon !! Hum !! Non c'est l'odeur du pain grillé du petit déjeuner que ma femme prépare zut, il est sept heures, il fait gris sur Paris

Georges SALESSY
Boulogne 6 mars 2006



   Né le 30 juin 41, j'habitais 10 Bd Victor Hugo. J'aimerais bien retrouver Solari, Grandjean dit crevette musclée, Manguso (jazz), Varret, Sarret Lucien, Saramite et autres, élèves de seconde BCM au Champ de manoeuvres en 1956-57. Lucien Sarret est le fils de la concierge de l'école de filles de la rue Tirman. Solari habitait chez sa grand-mère place Hoche. Merci pour le site. Paul Salessy