Boulevard Camille Saint-Saëns (5)


Saint-Saëns... : vous avez dit cinq sens ?


par Jean-Louis Jacquemin

C'est la magie d'ES'MMA ! : les souvenirs s'entrechoquent et s'engouffrent dans chaque lucarne du décor à peine restitué. L'article de Jean-Paul Follacci au ton si juste et les photos (sans parler de l'aquarelle) où on la retrouve si étrangement semblable à ce qu'elle fut il y à 45 ans me replonge à vif et en direct dans cette "baïonnette Saint-Saëns" où les silhouettes d'André, Joël et moi flânent deux fois par jour, insouciantes, en rentrant de Gautier.





    André habitait 4 rue Pomel, cette "volée d'escaliers" qui grimpe, juste après le pont (à droite) vers la Robertsau. On voit parfaitement sur le cliché dépasser, au deuxième rang d'immeubles, les arbres de son jardin et je gage qu'il est comme d'habitude à son bureau, la porte-fenêtre grande ouverte, l'esprit à son travail et l'oreille attentive aux bruits du dehors.

    La station était obligatoire. L'atmosphère particulière de ce petit morceau du boulevard que Jean-Paul décrit si bien (si on en croit les photos c'est toujours vrai) faisait qu'on y passait un bon moment.

    On montait par la rue Burdeau puis on empruntait le passage de Turenne.

    Juste en haut des escaliers, sur la droite, côté "grande ligne droite triomphale", il y avait un coiffeur avec qui André avait eu des mots et, depuis, nous le surnommions le "babouin". On longeait, à gauche, la balustrade peinte en vert (qu'on voit sur l'aquarelle) jusqu'à la boutique de l'épicier mozabite, modeste certes, mais commerçant (c'était celui de Madame Barthélémy) qui nous laissait boire des "Crush" dans son arrière-boutique pour 20 centimes (c'est à dire moins cher que dans les buvettes).

    De là, on passait souvent en face car l'espace y était moins mesuré et je me souviens que devant nous, sur l'autre face de l'immeuble où s'étale la publicité "St Raphaël" il y avait la célèbre affiche de Savignac avec la vache : "Monsavon au lait". Mais c'étaient bien les deux seules. Puis on retraversait en direction du store vert de la Bonne Nouvelle dont la vitrine ombragée proposait presque en permanence des titres intéressants et même parfois de belles reliures à prix modiques . Ensuite on s'accoudait confortablement, juste après la librairie, sur la rambarde en pierre qui annonçait le pont et dominait la rue Burdeau et on bavardait longtemps, dos tourné au boulevard, en prenant le soleil et en jouissant sans retenue de cette liberté de l'espace, en face de nous.

    Tout en bas, au pied du mur, un peu en retrait mais en surplomb par rapport à la rue Burdeau, sur une sorte de languette de terre suspendue entre ces deux mondes comme un îlot oublié par le Temps, une famille arabe vivait discrètement isolée dans une sorte de gourbi anachronique et on voyait la mère en costume traditionnel (pantalon bouffant et casaque multicolore) s'activer autour de son canoûn ou étendre son linge en dérangeant des poulets apeurés. Je me suis toujours demandé comment ils pouvaient se situer dans notre univers qui leur échappait et nous percevoir, nous qui par obligation et sans le vouloir les regardions de si haut.


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Ci-desssus, la rue Pomel dans les années 50




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André et Annie Barthélémy dans leur jardin du 4 rue Pomel. La photo a été probablement prise fin 1949. En arrrière plan, on voit bien les immeubles de la Baïonnette. Et on peut apprécier l'agrément de ce quartier pourtant en plein centre ville.
(photo © Annie Acier)

J'ai encore dans ma bibliothèque un joli exemplaire relié plein cuir des "Fleurs du Mal" acheté là et nulle part ailleurs (pour paraphraser Gérald) 700 francs anciens-anciens. André et moi avions la même passion des beaux livres et y consacrions souvent nos modestes économies.

    On traversait ensuite jusqu'à la Pergola où théoriquement nous étions censés nous séparer mais le plus souvent nous n'arrivions pas à nous y résoudre et, comme l'endroit était agréable, c'était une nouvelle station plus ou moins longue.

    Une fois sur deux, au lieu de remonter vers la rue Pomel, André finissait par nous accompagner jusqu'en haut de la rue Hoche où habitait Joël pour une troisième station . On montait ensemble les escaliers de la rue Fisher et on gagnait la rue Daguerre au travers d'un labyrinthe de ruelles calmes et ombragées dont les petites villas cachaient leur mystère derrière des balustrades croulant sous les bougainvillées. Puis, on rattrapait le Télemly après avoir tracassé au passage les chats errants des escaliers Desfontaines ce qui nous valait les sermons et l'opprobre de "Jim le Dégueulasse", notre ennemi juré qui vitupérait depuis le balcon du deuxième étage de l'immeuble surplombant les escaliers .

    Ce coin de la Pergola était franchement sympathique et il me plait à penser que je le partage depuis cette époque sans le savoir avec Jean-Paul. Pendant longtemps devant le garage, stationnait une torpédo anglaise du début du siècle avec ce Look "sportsman" pur et dur, conduisant en plein vent, qu'eux seuls savent sécréter et cet inconfort aristocratiquement recherché qu'ils élèvent en institution. Je l'ai beaucoup enviée.

    De là, la vue qu'on avait sur le pont et la fuite ascendante du boulevard était harmonieuse et sereine. Vous pouvez toujours en juger sur la photo de 1982 et j'ai un étrange sentiment d'éternité qu'elle se soit ainsi figée comme pour conserver l'empreinte de notre joie de vivre. Il existe par endroits de ces lieux privilégiés où le Temps retint son souffle comme s'il était fier d'avoir si bien travaillé.

    Il nous arrivait aussi quelques fois de remonter du carrefour Hoche-Michelet par l'avenue Dujonchay (drôle de nom pour ce raidillon sans pompe particulière) et de déboucher sur le boulevard de l'autre côté du pont Burdeau par les petits escaliers juste avant le tournant. On voit encore sur la photo la trace du panneau, juste au coin, qui affichait les films de l'ABC et ne les changeait pas toujours à temps. La rue Pomel montait presque en face. Le grand immeuble qu'on voit dans le tournant du boulevard est celui où habitait notre camarade Yves Emsellem (matheux particulièrement brillant et garçon original) dont le père avait un magasin de disques rue Michelet. Souvent, nous remontions ensemble.

    Le dernier détail qui me revient est tellement en contradiction avec le décor que j'ose à peine l'évoquer.

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La rue Burdeau, telle que la découvraient André, Joël et Jean-Louis du haut du pont Burdeau (Photo Gérald Dupeyrot, septembre 1984).

Assis sur les rambardes des escaliers qui permettaient d'accéder à la rue, contre le grand immeuble récent qui se trouvait là (sans oublier le terrain vague qui le précédait). En principe, nous nous séparions là, mais il arrivait assez souvent que les deux compères décident nonobstant de m'accompagner jusqu'au "Marché Geay", voire jusque chez moi avec deux stations de plus. Je n'ai jamais cherché à savoir par contre combien d'aller-venues ils pouvaient encore faire entre leurs deux domiciles. A ce train, les heures d'arrivée à la maison étaient aléatoires et parfois mal vécues, mais en famille comme au lycée, tout le monde avait compris qu'il n'y avait pas d'emprise possible sur le bloc incontournable que notre amitié opposait à toute logique institutionnelle quelle qu'elle fut.

Comme le passage de Turenne, les escaliers qui raccordaient la rue Desfontaines au Télemly zigzaguaient au milieu de paliers en terrain vague agrémentés de quelques aloès et autres buissons. Curieusement ce coin était infesté de chats semi-sauvages et presque grégaires (je n'ai jamais vu çà nulle part ailleurs) qui gîtaient plus ou moins dans des niches creusées dans l'épaisseur du mur de soutènement. L'odeur était pestilentielle. Il est probable que l'irascible "Jim" (je n'ai aucune idée de son nom véritable) comme quelques autres voisins subvenaient depuis les balcons à leur provende. Ce n'était pas notre période chat (celui du père Lopez s'en souvient) et la caillasse avait tendance à voler à l'occasion.

    Ce monde d'harmonie paisible et de discrétion gentiment bourgeoise connaissait en effet une anomalie quotidienne qui venait bousculer tous ses codes. C'était, telle une comète incongrue et fascinante à la fois, le passage de "la sophistiquée". Parfois, le soir, quand nous traînions encore sur place il nous arrivait d'assister avec un intérêt vaguement coupable, à ce spectacle sulfureux et de le savourer dans un silence qui en disait long sur notre tumulte intérieur.

    Elle était probablement secrétaire et elle était si fabriquée qu'on eût dit la secrétaire de "Mr. de Mesmaeker" descendue de sa B.D. . Elle déboulait à six heures pétantes du virage du St-Saëns, descendant le boulevard comme un "alien" et traversait notre galaxie sans y prêter la moindre attention.

    Quillée sur ses talons aiguille qui martelaient le sol avec la régularité d'un métronome elle avançait à petits pas pressés et mécaniques, entravés par l'étroitesse d'une jupe noire moulante jusqu'à la provocation. Elle avait sans doute encore plus mauvais goût que vraiment mauvais genre mais elle était, il faut bien le dire, "roulée comme une Bastos" et mauvais goût ou pas, l'effet était dévastateur : chevelure auburn flamboyante, poitrine généreuse moulée dans un sweater d'un orange agressif, bouche écarlate peinte façon gyrophare et les yeux outrageusement cerclés, en amande, d'un trait noir appuyé. Avec ça des ongles à décourager les manucures et une démarche à hypnotiser un serpent Boa.

    Elle avançait comme un automate, le regard fixe, franchissait le pont et passait devant nous indifférente et sûre d'elle, dans un nuage capiteux de parfum bon marché. Elle gravissait les escaliers Fischeur sans changer de rythme au prix d'un impressionnant festival de hanches tout en dévoilant la couture de ses bas plus haut que la saignée du genou ce qui nous parut longtemps le sommet insoutenable de l'érotisme et disparaissait.

    Une fois disparue nous retrouvions notre souffle et nous n'avions pas de mots pour stigmatiser son mauvais genre et sa tenue vulgaire tout en râlant in petto de n'avoir pu réprimer des pensées plus que troubles à son passage.

    Telles furent pour nous les heures bienheureuses et parfois les minutes torrides que nous valut la "baïonnette Saint-Saëns". Grand merci à Jean-Paul Follacci de l'avoir rendue à notre promenade. C'est peut- être cela, tout compte fait, la plus grande gloire d'E'SMMA.

    Jean-Louis Jacquemin, Janvier 2002.

Pour les très rares qui ne seraient pas au courant, lire Spirou rayon Gaston Lagaffe.

De Gérald à Jean-Louis : es-tu sûr qu'il s'agisse de la secrétaire de monsieur De Mesmaeker ? Je ne lui en connais qu'une, elle s'appelle mademoiselle Kiglouss (planches 445 A, 519 A), et sa topologie ne correspond pas (houlà, non) à celle du canon que tu décris. Ne s'agirait-il pas plutôt de l'une de ces grâces ondoyant au gré de l'axe coutures-de-bas-talons-aiguilles, qui hantent les bureaux de Spirou (mademoiselle Sonia ? Mademoselle Suzanne ? Ou d'un mix de toutes?). Ou bien possèdes-tu des tuyaux sur la vie privée secrète de monsieur de Maesmaeker ?