GÉRALD À ALGER, 19-24 SEPTEMBRE 2006

"JEUDI 21 SEPTEMBRE 
JEAN, L'EUMÉNIDE, ET LA ROSE"


3, rue Sadi-Carnot







   (...) "Arrivé au tout début de la rue Sadi-Carnot, au carrefour de l'Agha, je pense à notre ami Georges Levy, bien sûr (salut Georges !), à différents autres copains et parents qui ont habité ici, sur l'une ou l'autre des branches de cette grande étoile, mais plus gravement à Jean Bayle (pour sa brève histoire, cliquer ici ; pour une visite à sa dernière demeure, c'est ici). Je fais quelques photos de l'entrée de son immeuble. L'extérieur, puis l'intérieur. Et voilà que... Une belle jeune femme, porteuse d'une unique rose rouge, entre dans le hall... Elle téléphone.



   Elle s'assoit près du globe de pierre revêtu de sa mosaïque dorée, encore splendide, disposé sur la rampe d'escalier. Elle pose son sac, et allonge délicatement la rose dessus... Elle a fait exactement le geste que je venais d'avoir envie de faire. Seulement je n'avais pas pris la précaution de me procurer une fleur au marché Clauzel de l'autre côté de la rue. Je pense que Jean avait dû souvent poser la main dessus (je parle du globe) en montant ou en descendant ces marches, et j'y pose la mienne. À ce moment seulement, je me dis que ce globe ne devait pas être là tout seul, il devait y avoir sur ce muret, en même temps que lui, une statue, quelque chose qui le justifiait, qui dialoguait avec lui, qui racontait une histoire... Peut-être quelque chose d'ancien... De mythologique ? Que pouvait-il y avoir ici qui fût dans l'intimité de cette sphère dorée ?

La présence, près d'elle, de la jeune femme à la rose, m'avait fait un instant ignorer cette évidence. Pendant un temps, la jolie apparition était venue combler de sens l'espace vide. Elle-même allégorie vivante, elle avait remplacé l'allégorie absente... De qui sans le savoir avait-elle fugacement pris la place ? Celle d'un destin qui sait le début et la fin des choses ? Comme une Parque déroulant sa pelote ? Celle d'un conquérant méditant sur les limites de sa quête et la vanité des ambitions ? D'un animal rêvé, comme le griffon, emblême d'Air Afrique, qui posait sa serre sur la Terre qu'il faisait sienne ? Celle d'un poète ? Celle d'un saint ?

Je pense à Lucette, la petite tante de Jean, Lucette la gentille. Si elle me lit, se souviendra-t-elle de ce qui accompagnait ce globe ? (1) Soudain, cette énigme prend une dimension excessive, insupportable et stupide. Qu'est ce que ça peut bien me faire ? Je me réponds que... mais enfin, c'est ce que Jean a vu jour après jour, tout au long de ses jours comptés ! Oui, et alors ? Je me joue sans humour un dialogue qui allume et attise une détresse qui monte comme un chagrin... Je me dis mais c'est pas possible, tu dois aimer te faire pleurer ! Et en même temps je sais que ce n'est pas comme ça, pas si simple, pas si délibéré, pas si artificiel, pas si anodin... On se souvient de si peu de choses de Jean, que chaque indice est soupçonné de contenir sa vie entière. On voudrait qu'elle parle... Cette boule ! Mais jamais jamais elle ne racontera rien. Son silence de pierre rend fou et furieux.

Même dans cet accès de lyrisme assez vain, un rien boursouflé, où me fait m'affaler la fatigue de cette journée trop bien remplie, je me sens encore assez folâtre pour que cette boule d'or me fasse penser à Tintin et au trésor de Rackham le Rouge, à Saint Jean et à l'aigle de Patmos... Ce globe ne serait-il pas le soleil que lui seul, l'Évangéliste, pouvait regarder en face ? Et la préfiguration de la boule de feu qui devait ici, un jour de juin 57, aspirer les vies de trois enfants ? Et Jean, est-ce qu'il lisait les aventures de Tintin ? Je parle de mon copain, pas de l'évangéliste. Mais sous ma main, le globe, ici, ne sonne pas creux, et rien ne s'enfonce comme sous le doigt de Tintin... Nul trésor, nul secret, nulle surprise ne s'y trouvent scellés. Rien que du simple, de l'inerte, de l'évident... Tout s'est joué ici il y a cinquante ans, et il n'est pas de dieu qui reviendra là-dessus... Le temps ne repassera pas.



   Je dis à la jolie jeune femme qui s'attarde, qu'elle va finir par être sur ma photo. De mon index, je tapote l'appareil... Elle sourit gentiment, me disant "pourquoi pas ?". Alors, moi... CLIC-CLAC. Je lui dis que cette fleur lui va bien, ce qui était vrai. Elle n'a pas disparu dans l'air, non, elle n'était pas une envoyée mystérieuse, une Euménide bienveillante venue des Enfers pour se joindre à moi dans cette pensée pour Jeannot, non, juste une jolie coïncidence. Une algéroise, aussi ravissante que des milliers d'autres... Elle était la vie... Elle était le présent... et l'avenir. J'ai continué..."



(1) Lucette, avec qui j'ai eu une longue conversation téléphonique ce 26 juin 2007, lorsque je lui ai dit que j'étais retourné dans le hall de leur immeuble, m'a spontanément tout de suite posé la question "et la boule dorée, elle est toujours là ?" Mais elle est formelle, au moins du temps qu'elle l'a connue, la boule a toujours été toute seule sur son muret. Donc, on peut bien la faire dialoguer avec l'interlocuteur invisible qu'on voudra, la boule, elle nous contredira pas...



Ce que voyaient Jean et Lucette en sortant de chez eux...
Ce que voyait peut-être encore Jean quand on l'assit sur le trottoir, contre le mur, en attendant que l'ambulance arrive...
C'était une belle fin d'après-midi de juin.
À gauche, hors du cadre, le début de la rue et du marché Clauzel, puis le bas de la rue Richelieu,
ensuite la rue Warnier, avec au coin gauche la Pharmacie Richelieu (Gleichauf-Larroux),
et au coin droit le bar "Chez Napo", avec le store bleu),
"Alger Meubles", qui n'a pas changé de nom depuis au moins 100 ans, la rue Charras, et l'angle avec le boulevard Baudin.
Les 3 photos qui composent ce panoramique ont été prises en septembre 2006.



Tout au long des photos qui illustrent mon retour de septembre 2006,
j'ai "flouté" les visages de la plupart des passants, afin de respecter leur droit à l'image.
Je ne l'ai pas fait pour quelques personnes dont j'avais obtenu leur accord pour les photographier.
J'ai trouvé dommage de flouter la "jeune-fille à la rose",
tant la photo était belle (pour moi en tout cas), et la jeune personne aussi d'ailleurs,
mais je n'aurais pas voulu lui être une source d'éventuels tracas.





3 juin 1957. Juste à gauche, l'entrée du 3, chez Jeannot...
Le café Métropole... Le lampadaire arraché par la déflagration...
Et à gauche, l'endroit du trottoir où l'on assit Jean
en attendant qu'une l'ambulance l'emporte...