Bienvenue chez nous,
à La Robertsau,

Par Serge Trani




Quelques mots d'abord...

   1962 - 2001 : presque quarante ans sont passés depuis mon départ d'Alger. Après les premiers moments de rage et de dépaysement, le sentiment d'avoir subi une terrible injustice s'est atténué et la vie a du reprendre son cours. En Italie j'ai connu de nouvelles écoles, puis le diplôme, le travail, le mariage, la famille. Enfin, la part plus importante et difficile de la vie d'un homme.

   Bien sûr il y a bien eu de la nostalgie pour le pays natal abandonné, mais au fil des années les souvenirs se sont lentement estompés et la pensée d'Alger était toujours moins présente. A l'occasion de rencontres avec les quelques copains pieds-noirs qui, comme moi, s'étaient installés en Italie nous fantasmions d'y retourner un jour, mais c'était plus une déclaration de principe qu'une profonde conviction. Je dois même avouer que je n'ai jamais eu la curiosité de m'intéresser à la vie politique algerienne de l'après indépendance.

   Puis les événements terribles qui frappaient l'Algérie et qui faisaient la Une de toute la presse, même en Italie, ont fait renaître la curiosité de connaître et surtout comprendre les prémices de cette catastrophe. Donc une attention accrue pour tout ce qui avait trait aux événements. Je me souviens d'avoir assisté à une conférence tenue par Ben Bella à Modène à la suite de sa libération. J'étais dans le premier rang des spectateurs, plutôt critique mais très intéressé.

   Le grand tournant s'est produit avec Internet et sa possibilité de voyager dans le temps et dans l'espace sans problème. J'ai ainsi découvert avec profonde émotion et plaisir les sites de Marc Morell, puis d'Alexandre Faulx-Briole et Françoise Brie-Bernard. Le premier impact a été un vrai coup de poing. Tu appuies sur une touche et à l'improviste se matérialisent sur ton écran comme par enchantement les rues que tu parcourais tous les jours, ou bien le cabanon de Suffren où tu passais tes vacances, ou encore la forêt de Sidi Ferruch le jour de Pâques avec la mouna et tout et tout. Emouvant et excitant à la fois.

   J'ai ainsi connu Gérald Dupeyrot, un ancien du Lycée Gautier qui habitait tout près de chez moi, dans la rue Burdeau. A propos Gérald, c'est impossible que nous ne nous soyons pas connus à Alger. Nous avons fréquenté le lycée pendant la même période, même si nous étions en des classes différentes, et en plus je passais tout les jours devant chez toi en allant de la Robertsau à Gautier, donc bessif on s'est vus.

   Quand Gérald m'a demandé de faire pour ES'MMA un petit morceau sur le quartier de la Robertsau j'ai eu un moment de réticence et de gêne, par peur de ne savoir que dire et d'ennuyer le visiteur. Mais en fin de compte il ne sagit pas d'un examen et j'ai donc accepté de bon coeur, un peu pour me donner le plaisir de retourner avec nostalgie mais sans amertume aux bons moments de ma jeunesse, mais surtout pour raviver auprès de mes parents, âgés maintenant de 93 et 94 ans, la mémoire des belles années qu'ils ont passées en Algérie, les plus riches et importantes de leur vie. Pour eux, qui avaient émigré d'Italie au débuts des années 30, le déracinement, même en retournant dans leur pays d'origine, a été plus traumatisant que pour moi. Tout recommencer à cinquante ans a été très difficile pour eux et j'aime penser que ces bribes de souvenirs, même exprimées de façon décousue, leur procureront une grande joie.

Serge Trani.


Photographié en 1962.
Vous reconnaissez où ? Non ?
Réponse en cliquant sur la photo.


Le reçu de mon inscription (5 francs) à l'Association sportive du Lycée Gautier, elle date du 7 décembre 1961 (Cliquez dessus pour l'agrandir)


Mon Quartier

(A beaucoup de commerces que je cite, j'accole un numéro entre ( ). C'est pour que vous les repériez sur les photos ci-jointes, et sur le plan. Bienvenue chez nous, et bonne promenade !)

   La Robertsau n'était peut-être pas le plus beau quartier d'Alger mais ont y respirait une atmosphère très particulière. Nous étions tout près du Centre Ville mais avec l'impression de vivre dans un village, avec sa placette, son vieux marché, tous les magasins autour et un sentiment de participation et de convivialité que j'ai connu rarement par la suite. Le quartier se développait entre le Boulevard du Telemly, le beau parc Saint-Saëns, le vallon sous la maison d'accueil des étudiants et la colline qui montait jusqu'aux Tagarins et à El-Biar. C'était la campagne en pleine ville. Aujourd'hui pour beaucoup un rêve et une chimère. /

   De 1945 à 1962, que de fois j'ai foulé ses rues, avec mes parents, Italia et Jean Trani. Qui se rappelle de la rue Aspirant Compan où j'ai habité jusqu'en 56 ? Ou l'Avenue de la Robertsau qui montait vers la colline ? Ou encore la rue Daguerre et son école tout en bas, presqu'à la rue Michelet ? Plus tard, pour aller au lycée Gautier, ce fut la grande randonnée fantastique par la rue Burdeau et la rue Hoche. Et au retour, quand il faisait beau et qu'on avait le temps, la grande boucle en redescendant la rue Michelet jusqu'au Boulevard Saint-Saëns et retour. Quand je songe à un éventuel voyage à Alger c'est ce que je voudrais faire. Parcourir à pied toutes ces rue. Je suis un bon marcheur et je me maintiens en entraînement pour y parvenir même dans quelques années (mais il ne faut pas attendre trop)

   J'ai toujours vu mon père, qui était peintre en bâtiment, transporter ses bidons dans une main et l'échelle sur l'épaule dans ses déplacements d'un chantier à l'autre. Mais vers la fin des années 60 il a acheté sa première 4CV et ensuite une Dauphine. Quelquefois, avec les copains, on la lui a piquée pour faire un périple rapide autour du quartier en faisant ontontion de ne pas se faire repérer. Départ de la placette où elle était garée (on la voit même sur la photo), montée raide de la rue Viviani, rue Deschanel et puis à toute vitesse la descente des tournants de l'Avenue de la Robertsau jusqu'à la case départ. Rien de plus, mais il y avait ce petit frisson excitant de la transgression. En y pensant maintenant c'était complètement idiot de se balader comme ça la nuit, en 1961-62, sans permis de conduire et avec tous les militaires qui patrouillaient.

   Mais je ne faisais pas que des bêtises, j'aimais bien aider mes parents et faire les commissions dans les nombreux magasins du quartier. Tous avaient leurs spécialités. Les charcuteries et le vin s'achetaient chez monsieur Oricelli (4), un corse moustachu qui me parlait toujours en italien. Je revois encore les deux citernes sur la droite en entrant d'où on versait directement le vin, rosé ou rouge, dans la bouteille qu'ont apportait de chez soi.

   Juste après monsieur Oricelli, et avant l'entrée du 106 où j'habitais, se trouvait une quincaillerie (5), mais je crois me rappeler que ce n'était pas des gens du quartier. Il ne faut pas oublier la sage-femme qui habitait au troisième étage du 108 mais dont j'ai oublié le nom. Elle a fait naître beaucoup d'enfants du quartier. Sur le même côté de la rue nous achetions la viande chez un cousin de mon père, à la boucherie de Trani (8). Je revois encore tonton Vincent, aidé par M. Théo, un patos de France, et tata Fifine à la caisse. Une sympathie et une faconde à toute épreuve pour vanter sa marchandise qui en effet était de première qualité. Mais ce doit être une caractéristique génétique des bouchers car tous ceux que j'ai connus, même en Italie, étaient comme ça, tchatcheurs comme tout.

   Au temps de l'école primaire, être dans les bonnes grâces du boucher était d'une importance fondamentale. Cela voulait dire avoir une provision inépuisable d'osselets pour jouer pendant la récréation. Avec Jean-Charles, son fils, nous en avions toujours une bonne réserve et nous étions très courtisés pour ça.

   La boucherie se trouvait entre le salon de coiffeur pour dames de monsieur Jean (7), et la laiterie de deux frères algériens (9). Je ne sais plus leurs noms mais le souvenir de leur petite boutique est très net. Tous les jours j'y allais acheter un litre de lait frais avec le petit bidon en alluminium. L'opération de transvasement se déroulait en deux temps, premier passage dans mon pot-au-lait, revidange dans son bidon et enfin versement définitif. Ça avait vraisemblablement un sens mais encore aujourd'hui il m'échappe. Ce qui m'échappe également c'est que ces braves gens aient été plastiqués un dimanche après midi, provoquant la destruction du magasin et l'endommagement de tout l'immeuble. Mais en 1962 la "Strounga" était à la mode et quelqu'un en aura abusé.

   Il y avait bien sûr l'immanquable Moutchou (12) dans son magasin chaotique et plein d'odeurs. Je ne sais pas pourquoi, c'est là seulement qu'on achetait les orangeades et le mythique Selecto et aussi un autre produit bien particulier et bien de chez nous que les autres négociants ne tenaient pas, mais je ne sais plus trop quoi (il faut que je demande à ma mère).

   Je me souviens vaguement d'autres magasins voisins du Moutchou, peut-être un coiffeur pour homme (10) et, avant, un matelassier (11) mais j'ai un bon souvenir de la boulangerie tenue, si ma mémoire est bonne, par la famille Gonzales (13). On y achetait le pain à 25 francs ou le pain blanc à 31 francs. Je n'oublierai jamais ces deux prix. Mais les plus appétissants étaient les petits pains avec une barrette de chocolat à l'intérieur. Naturellement il faut dire que je n'en ai plus mangés de pareils (ce n'est pas vrai mais ça fait bien, c'est comme le couscous de maman, n'est-ce pas Alexandre!).

   Après la boulangerie nous trouvions le vendeur de fruits et légumes (14), lui aussi d'origine italienne, et peut-être un poissonnier, mais de ça je ne suis pas sûr. En face, juste à l'angle des escaliers qui montaient de la rue Burdeau, il y avait la mercerie (15) tenue par deux dames, peut-être deux soeurs.

   Au début du quartier, provenant du Telemly, presque au début de la rue Daguerre, se trouvait la pharmacie (16), dans le pâté d'immeubles qui avaient l'entrée à la fois sur le Telemly et dans la rue Burdeau.

   En face, des immeubles modernes avaient été construits à la fins des années 60 . Ils accueillaient de nombreuses activités, mais à part un coiffeur pour homme dont mon père avait décoré le salon, je n'en ai plus bonne mémoire.

   Et puis il faut que je laisse la place aux souvenirs d'autres habitants du quartier qui, j'en suis sûr, vont venir sur le site ES'MMA et voudront se donner, et nous donner, le plaisir de retourner avec nostalgie mais sans amertume ni regret au belles années qui ont été les nôtres autour de la placette.

   J'oubliais la pâtisserie musulmane dans l'immeuble à l'angle de l'Avenue de la Robertsau et de la rue Viviani et dans le même édifice la belle librairie inexplicablement détruite elle aussi par une bombe de l'OAS.

   En dernier lieu, mais pas en ordre importance, je rappelle la place de la Robertsau, avec ses étals sous le préau comme sur ma photo, ou bien toute belle et renouvelée avec ses plate-bandes pleines de fleurs et ses nouveaux magasins disposés en semi-cercle autour du bassin comme elle apparait sur le beau livre de Jacques Gandini "Alger de ma Jeunesse". Elle était le centre de notre vie communautaire et de nos rencontres. Théâtre de nos jeux d'enfants et des premiers rendez-vous. Champ de défi pour les mémorables parties de pétanque de nos parents, et lieu du bal du 14 Juillet. Mais je dois honnêtement rappeler que la placette a été aussi le lieu de terribles attentats vis à vis de commerçants musulmans que nous connaissions depuis toujours, attentats qui ont creusé encore plus le fossé qui nous a séparés des musulmans, jusqu'à la tragédie finale.

   Cela nous a marqués profondément, mais beaucoup d'années sont passées qui ont peut-être apaisé les esprits. Il est donc temps de faire un voyage à rebours dans le temps afin que nos meilleurs souvenirs ne s'effacent pas.

   Donc, copains de la Robertsau, tirons du fond de nos tiroirs les photos que nous avons conservées avec soin et cherchons au fond de notre mémoire les bons et, pourquoi pas, les mauvais moments passés ensemble. Profitons de l'hospitalité du site ES'MMA pour nous retrouver maintenant sur le Net et peut-être demain dans la vie.

Meilleures pensées et à bientôt.

Serge Trani

Modène, Italie, le 1er Mars 2001


Souvenirs en vrac

(Bienvenue aux vôtres)

Ceci est un P.S. de Serge Trani :

"En 1954 ou 55 environ, un voisin organisait tous les samedis soir une projection dans la maison de ma Mémé Fabre. Beaucoup de monde y assistait et, au prix de 10 ou 50 francs (la recette servant à louer la pellicule), on pouvait voir les actualités cinématographiques, un film comique de Charlot ou Laurel et Hardy et après l'entracte (tu vois c'était comme pour de vrai), il y avait le film principal. Et à la clef distribution de cocas (celles avec les poivrons) et de Selecto que les spectateurs apportaient de chez eux. Un ancien habitant de la rue Aspirant Compan ou de l'Avenue de la Robertsau aurait-il souvenir de ces soirées ?".



Cliquez ICI
Pour obtenir un plan de la Robertsau avec ses habitants et ses commerçants





Les commerces de la Robertsau en 1962

Pour vous accompagner quand vous aurez agrandi les photos.


1 - Garage de Guy Cantrel
2 - Patisserie musulmane
3 - Jolly, journaux-tabacs
4 - Charcuterie Oricelli
5 - Quincaillerie
6 - Entrée du 108 (chez moi !)
7 - Coiffeur pour dames "chez Jean"
8 - Boucherie Trani (un oncle)
9 - Les deux frères laitiers
10 - Le coiffeur
11 - Le matelassier
12 - Le Moutchou
13 - Le Boulanger
14 - Fruits et légumes
15 - La Mercerie
16 - La Pharmacie
17 - La maison de Mémé Fabre
18 - Ma première maison
19 - Maison d'accueil des étudiants musulmans
20 - Le nouveau marché


A tous les habitants de la Robertsau "d'avant "!

Ces écrans sont les vôtres. Envoyez nous vos souvenirs, vos histoires, vos photos, même vos photos de famille, les prospectus de commerçants si vous en avez conservés, faites revivre l'histoire de notre quartier !

Et puis la Robertsau existe toujours. Sur la placette des enfants n'ont jamais cesé de jouer, des commerçants commercent, les habitants font des fêtes, des entreprises travaillent.

Ce présent vide de leur histoire est peut-être trop douloureux à certains. C'est compréhensible et respectable. Mais y en a-t-il d'autres qui sont d'avis qu'on peut envisager de renouer avec la Robertsau d'aujourd'hui ? Et avec ses habitants ? Ecrivez-nous !



La Robertsau aujourd'hui

Aujourd'hui, au 23, avenue de la Robertsau (oui, elle s'appelle toujours ainsi en 2001), réside l'AAB, Agence Africaine de Biotechnologie.



La Robertsau ?

D'où provient ce nom ? Qui a ainsi appelé ce quartier d'Alger ? Et pourquoi ?

La seule Robertsau que l'on ait trouvée en France est un quartier résidentiel de Strasbourg, où les habitants se battent pour la sauvegarde d'un parc exemplaire ! Serait-ce une piste ? Un immigré alsacien nostalgique de son parc strasbourgeois occupé par les prussiens aurait-il été à l'origine du nom de notre quartier ? Appel est lancé aux érudits !