Les petites commères bavardes et remuantes qui fréquentaient l'Ecole de Filles de la rue Duc Des Cars passaient le meilleur moment de leur journée (la sortie de 4 heures mise à part !) dans la cour ou sous le préau de l'école. C'était là qu'on leur permettait de passer une petite demi-heure, hors des classes, pour aller "goûter" en plein air et remuer un peu leurs guibolles.
Sous les grands platanes, dont les feuilles avaient déjà rempli les herbiers de plusieurs générations de fronts studieux, les groupes se formaient par affinité et sympathie spontanée pour jouer, parler et dire du mal des copines avec qui on était "fâchées".
Le passage préventif aux "toilettes" était de règle. Si on peut appeler toilettes une série de vases, orphelins de leur tablette, encaissés en file indienne dans un court boyau de couloir, et dont les portes ne fermaient jamais ! C'était notre amie intime qui "tenait" la porte ("Vévette! tum'tiens la porte! steu plé!").
Quand on avait soif, les robinets en cuivre, installés sous le préau, ne vous donnaient leur eau fraîche, légèrement javellisée, qu'après avoir été tournés longuement et être sortis du collier de vert de gris qui les étouffait.
Les groupes se formaient et se déformaient, comme des atomes crochus, sous l'oeil vigilant des institutrices (AH ! Madame Bensimon et ses coups d'oeil à vous perforer la cervelle !!) qui dénichaient toujours les petites chipies qui vous avaient méchamment pincées, mine de rien, en passant...
La craie, qu'on avait "piquée" et enfilée dans la poche du tablier, servait pour dessiner ou délimiter au sol le jeu de la marelle : une espèce de croix divisée en grandes cases dont la première était LA TERRE et la dernière LE CIEL. Il fallait en sautant à cloche pied, de case en case, rejoindre le ciel qui, comme tout-un-chacun sait, n'est pas du tout facile à atteindre... Surtout qu'il ne fallait pas mettre le pied sur les bords du parcours et qu'on devait sauter en lançant un caillou dans une des cases plus avant où il était interdit de poser le pied !
Un, deux, trois tout droit,
quatre à gauche,
cinq à droite,
six devant,
sept au dessus à gauche,
huit à droite,
neuf au dessus
et enfin le CIEL !
Quand on se trompe, on retourne à la case début et c'est une autre copine qui essaie jusqu' à ce que la première joueuse qui arrive au CIEL gagne, et ça recommence...
Le saut à la corde avait toujours beaucoup de succès. Les figures et les variations étaient nombreuses. On pouvait sauter sur un seul pied ou à pieds joints. On pouvait aussi sauter les yeux fermés, ce qui n'est pas pour tout le monde, vous n'avez qu'à essayer ! Les choses se compliquaient quand on voulait faire passer la corde, tenue bien en mains, au dessus de la tête en la croisant.

Ces arabesques compliquées n'intéressaient pas tout le monde, on préférait de beaucoup le saut à plusieurs. Les vieilles amies sautaient l'une après l'autre dans une corde que deux autres filles faisaient tourner de plus en plus vite jusqu'à ce que tout le groupe soit dedans et saute et saute au même rythme. Ça pouvait durer longtemps ! Agilité et endurance...
Fini le pain et chocolat préparé par maman, on jouait à "Tu l'as" ou à "cache cache" ce qui faisait immédiatement réagir les maîtresses qui arrêtaient ces jeux "dangereux" pendant lesquels nous pouvions trébucher et tomber en courant et nous égratigner les coudes et les genoux. Et puis il était difficile de se cacher dans un lieu que, toutes, nous connaissions comme notre poche et où les colonnes du préau, d'où on voyait toute la cour, tenaient le rôle du "poteau"...
Quand nous étions fatiguées, on se repliait, acroupies dans un coin de la cour, sur les devinettes et les charades. Les difficultés des questions augmentaient au fur et à mesure, savamment dosées par les meneuses de jeu, depuis le : "je suis un animal, je vis dans l'eau, je n'ai pas de pattes, qui suis-je ?". Jusqu'aux charades nébuleuses et compliquées dont je me rappelle qu'elles commençaient par : "mon premier est... mon deuxième est... et mon tout... qu'est-ce que c'est ?
Un moment pour les jeux assez tranquilles, comme les osselets, nous le trouvions sans effort. C'étaient de vrais petits os (en fait des carpes ou des metacarpes de pied de mouton, matière première commune et abondante de par chez nous) que l'on avait bien nettoyés et coloriés en rouge ou vert ou jaune, selon leur fonction dans le jeu. Là aussi les règles étaient variées et la créativité enfantine en inventait encore d'autres chaque fois. Je me rappelle qu'on en faisait sauter en l'air cinq qu'on devait reprendre sur le dos de la main... et puis sur la paume. Pour le jeu du "pont" on devait, si je me souviens bien, faire passer des osselets sous la main, appuyée en forme de pont sur le sol, pendant qu'on lançait en l'air les autres et qu'on les rattrapait, bien sûr, sinon... Un autre jeu consistait à jeter un osselet en l'air et prendre, pendant qu'il tombait, les autres, placés à une certaine distance sur le sol.
Et puis, certaines années "bénies", on avait les sauterelles !
Elles couvriront la surface de la terre, et l'on ne pourra plus voir la terre ; elles dévoreront tous les arbres qui croissent dans vos champs ; elles rempliront tes maisons, les maisons de tous tes serviteurs et les maisons de tous les Egyptiens (Exode, 10:6). Bientôt, il ne restera aucune verdure aux arbres, ni à l'herbe des champs, dans tout le pays d'Egypte"(Exode, 10:15).
Ce terrible fléau était la ruine de nos campagnes de l'intérieur. Gloutonnes au point de manger en 24 heures leur poids en nourriture, elles dévastaient tout sur leur passage. Pour nous, petits écoliers citadins inconscients, le passage de ces sales bêtes était un divertissement extraordinaire. Nous remplissions de locustes des flacons en verre et devenions des naturalistes pervers qui regardaient "comment c'est fait" à longueur de journée. Nous ne soupçonnions pas alors que, bien des années plus tard, des chercheurs trouveraient le système de les neutraliser en les contaminant avec des parasites qui les obligeraient à se "suicider" (en agissant sur leur système nerveux). Quand même, le progrès... Il en tombait dans notre cour des nuées et prises ou écrasées ou mortes de faim, elles n'avaient pas un sort enviable... On peut penser aujourd'hui que celles que nous avons prises, au moins, n'ont pas mangé nos récoltes... En somme un jeu utile !!
Elles sont encore dans certains pays Africains mangées rôties par les indigènes, et quelquefois même crues. Ils les sèchent au soleil puis les réduisent en poudre! Nous, du moins, on se contentait de les regarder...
Quand une petite voix au fond de la cour commençait à chanter "On tira z'a la courte paille... eu", toute la cour entonnait à pleine voix : "pour savoir QUI... QUI... QUI serait mangé...".
Je me demande aujourd'hui combien de bébés on a dû réveiller dans le quartier, du GéGé au Télemly, et combien de mamans ont dû nous envoyer au diable : nous, le petit navire, les récréations et la mort de nos oss...
À la fin de l'année, après les cérémonies d'usage, les petites voix acidulées chantaient en choeur à la sortie "Gai, gai, l'écolier, c'est demain les vacances, gai gai l'écolier, c'est demain que je m'en vais. À bas les analyses, les verbes et les dictées, tout ça c'est d'la bêtise, allons nous amuser..."
Et voilà ressurgis du fond du temps, les échos lointains des voix, des rires et des chants de nos années 6/10 ans.
Betty Reybaud
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la fameuse corde à sauter qui a le mérite d'être authentique et d'avoir le bel âge d'au moins 60 ans, qu'elle a passés au chaud dans une vieille malle à souvenirs... |