A cette époque là, après la guerre, ma mère avait l'habitude de faire la lessive à la terrasse au dessus de notre immeuble, comme à peu près toutes les femmes de notre ville.
L'endroit consacré à cette importante activité se trouvait au sommet de l'immeuble où nous habitions rue Duc des Cars à Alger et consistait en une pièce minuscule pourvue d'un lavoir où on posait une planche pour battre le linge, à côté d'une petite cuisinière à gaz qui complétait le mobilier. À l'extérieur, devant la petite buanderie, s'ouvrait une immense terrasse cuite par le soleil africain où on aurait pu étendre toutes les lessives des habitants de la ville sur des fils de fer usés par le temps et par le sel marin.
Ma mère y montait avec Rhera notre "bonne à tout faire" (comme on disait alors), chaque fois que les tours fixés par les locataires le lui permettaient. L'occasion se présentait toutes les deux ou trois semaines. La succession des tours de terrasse pour chaque mois était signalée à la craie blanche sur une tablette de bois que la mauresque, qui régnait dans la conciergerie, remplissait d'une écriture plus que fantaisiste. On y lisait les noms et prénoms de celui ou celle qui, béni par la chance, pourrait à cette date et à cette heure-là utiliser la terrasse. Des chicayas éclataient souvent pour un motif ou pour un autre parce que certaine locataire ne respectait pas son tour, poussée par le besoin pressant de laver son linge avant tout le monde. Les lave-linges électriques étaient inconnus après la guerre et tout était lavé à la main au savon de Marseille ou au Teepol et battu sur une planche; le linge le plus sale avec les taches les plus résistantes était bouilli dans une lessiveuse avec eau et savon. Ces lessiveuses étaient de grosses marmites en étain, dotées d'un long tube d'échappement qui renvoyait l'eau bouillie du fond de la marmite vers sa surface dans un bruyant tourbillon de bulles de savon. Ensuite, la lessive était abondamment rincée à l'eau claire et trempée, en agitant bien, dans un mélange d'eau et de Bleu ( le Bleu Reckitt fabriqué en France à Choisy) puis étendue au soleil qui la transformait en un linge parfumé, éclatant de blancheur.
Le processus, très fatigant, demandait une grande énergie, surtout en été, quand la température sur la terrasse atteignait les 45 degrés et encore plus à l'intérieur de la mini buanderie quand les grosses marmites pleines de linge bouillonnaient et éructaient des vapeurs qui vous cuisaient à un mètre de distance. Maman m'emmenait souvent avec elle "pour me faire prendre l'air".
J'aimais suivre toutes les phases du travail que ma mère et Rhera exécutaient avec adresse, respirer la bonne odeur du savon, trouer les bulles de Teepol, jouer avec l'eau qui coulait après les rinçages dans le petit lavoir. Quelquefois, j'avais même la permission de laver la robe d'une poupée ou mon petit mouchoir.
Et puis il y avait la mer. Vue de là-haut, elle semblait infinie. Notre terrasse dominait du haut toutes les autres qui en dégradant arrivaient jusqu'au port. On voyait entrer et sortir continuellement, derrière les jetées, de gros cargos, de longs pétroliers, de puissants remorqueurs. Les nombreux navires étrangers battant pavillons exotiques attiraient souvent mon attention. Parfois, on pouvait apercevoir des régates avec leurs légers voiliers qui glissaient sur les vagues.
Cette fois-là, je devais avoir dans les trois ans, le tour de ma mère tombait au mois d'août, en plein été.
Elle était un peu fatiguée ce jour là, mais elle avait décidé de monter quand même. Le linge ne pouvait attendre une autre semaine. Il y avait les lits à changer, les nappes et les serviettes de table et de bains, nos tabliers (ma soeur aînée fréquentait l'école primaire) et le linge de toute la famille à nettoyer. C'était un dimanche, Rhéra avait son jour de repos, et Maman m'emmena avec elle. La luminosité était aveuglante, le soleil brûlait l'air et il faisait un vent de sirocco digne du Sahara. Ma mère commença à travailler et moi à jouer.
Tout à coup, elle m'appela et me dit : "je ne résiste plus, il fait trop chaud, je ne me sens pas bien, je vais en bas une minute prendre une douche, je reviens de suite, le linge est déjà sur le feu et doit bouillir encore, je reviens de suite, de suite... Mais écoute moi bien, je te laisse jouer, ne bouge pas d'ici, ne t'approche pas de la lessiveuse, ne te penche pas sur la balustrade , ne... ne... ne... ne... ne..."
L'habituel ronronnement que je connaissais par coeur et que je ne comprenais pas. Pour moi, il n'y avait pas de danger.
Dès qu'elle fut partie, je me remis à jouer dans la mini buanderie avec les bulles de savon qui s'élevaient de la lessiveuse. J'essayais de les faire éclater, au moment où elles sortaient avant qu'elles ne m'échappent et ne se répandent, trop haut, comme des petits mondes nacrés et ne s'écrasent sur le plafond bas.
Je touchais par hasard la marmite. Je me brûlais et en colère je commençais à la frapper avec un morceau de bois que ma mère utilisait pour retourner le linge, en disant "Vilain, méchant, tu m'as fait mal !!". La pauvre lessiveuse secouée et en équilibre instable sur le petit fourneau à gaz, se renversa soudain sur moi. Je ressentis une grande douleur à la tête mais je réussis par miracle à rouler hors de la pièce.
Ma mère, de retour avec la concierge attirée par les cris, me retrouva assise contre la porte de la buanderie, qui pleurais comme une fontaine et hurlais à perdre haleine...
Elles firent toutes les deux tout ce qu'elles purent pour me calmer. Elles me ramenèrent à la maison, elles me tartinèrent de l'huile sur la tête, elles firent sur mon crâne toutes les expériences qui leur vinrent à l'esprit, depuis les vieux remèdes de grand-mère jusqu'aux mystérieuses recettes arabes. Le résultat, malheureusement, est toujours là pour me rappeler cet inoubliable dimanche : en plein milieu de ma tête, une petite plage de un centimètre où les cheveux n'ont plus jamais repoussé et que je me suis toujours efforcée de cacher par des raies rigoureusement de côté.
Florence, mars 2005.
Betty Reybaud
Alger, 1957