Texte et dessin de Jean BRUA

   La proximité de la jolie fête des Rameaux me rappelle un conte vécu à trois personnages : ma soeur aînée Josette, moi et un petit bonhomme dont la frimousse réjouie m'apparaît encore si nettement qu'il m'est impossible de l'imaginer sous les traits du sexagénaire qu'il doit être aujourd'hui, s'il a plu à Allah.


   On était à la fin 42, j'allais avoir 8 ans, et notre bonne Mina (voir le récit de mon "évacuation sanitaire"), déjà veuve ou divorcée, logeait chez nous avec sa fille Lalia, à peine plus jeune que moi. Ce qui n'allait pas sans chamailleries, mouchardages et basses vengeances.

   Lalia et moi étions astreints à l'huile de foie de morue quotidienne, avec une égale répulsion pour ce remède censé compenser les déficiences de l'alimentation du temps de guerre. Toutefois, quand elle avait à me faire payer quelque mauvais tour et que ma mère semblait oublier l'abominable cuillerée, la petite peste se faisait un héroïque devoir de la lui rappeler d'un perfide "Madame, et l'houile ?", en bravant mon regard furibond.

   Peu avant la fin de l'année, Mina quitta la maison avec Lalia, tout en restant à notre service. Elle s'installait au-dessus des 7 Merveilles avec son nouveau mari, Saïd, employé dans la droguerie de la rue Serpaggi. S'ensuivit une ribambelle d'enfants, dont le premier, né en 43, allait être de la part de ma soeur et moi l'objet du même intérêt, des mêmes soins et, pour tout dire, du même amour que s'il avait été le petit frère que nous regrettions de ne pas avoir.


   Deux familles et un couffin

   Au début, à notre grande joie, Mina venait prendre son service chaque jour avec Mââmar dans son couffin. Nous aménagions alors un lit d'enfant en réunissant face à face deux grands fauteuils de cuir garnis de molletons, draps et couvertures. Mââmar, magnifique bébé, y faisait de robustes siestes, encouragé par notre répertoire de berceuses auxquelles mon père prêtait souvent sa voix. Chaque soir, sa mère le remportait baigné, langé et couvert de layette tricotée maison, au pitoyable dortoir (les ruines rafistolées d'une villa bombardée) qui abritait tant bien que mal, au milieu des disputes, Saïd, Mina, sa vieille mère Zohra, les deux enfants et une ou deux autres familles.

   Par la suite, Mina, occupée par d'autres ménages où elle ne pouvait amener le bébé, en laissa le plus souvent la garde à ses voisins de squat et nous ne le vîmes plus que le dimanche, à condition d'aller le chercher aux Sept Merveilles. C'est moi, cette fois, qui étais chargé du convoyage à bras, et si je me souviens de ma joie (et de la sienne) à le récupérer parmi la marmaille s'ébattant sur le carrelage largement écaillé ou dans la terre mêlée de gravats, je n'oublie pas davantage mon serrement de coeur de la fin d'après-midi, au moment de rendre le bambin à son univers misérable de nattes, de chandelles à même le sol, de murs noircis par la fumée des kanouns...


   "Attaque ! Attaque !"

   Heureusement, notre "petit frère" nous revenait avec sa mère pour des séjours plus longs, quand Saïd, brave garçon malheureusement porté sur le chrab, avait cogné un peu fort sur Mina. Tout en plaignant et en réconfortant l'épouse battue, nous nous réjouissions égoïstement de ces abandons épisodiques du domicile conjugal. Ils nous valaient, jusqu'à l'inévitable réconciliation, la présence à plein temps du petit bonhomme babillant.

   Dès qu'il fut en âge de manger avec nous, sur une de nos chaises berbères, rehaussée de plusieurs coussins, Mââmar se montra un convive enthousiaste, qui criait "Attaque ! Attaque !" en écho à l'appel de ma mère à passer "à table !" et battait des mains à l'arrivée des plats.

   Évidemment, nous le promenions dans les jardins du Forum et du Monument aux morts, où gardiens, mamans et nurses, sans trop s'étonner de son teint mat, nous faisaient compliment de sa bonne mine et des luxuriantes boucles noires que ne pouvait contenir sa casquette de collégien anglais.

   Bref, à la fin de la guerre, le petit Mââmar était si étroitement lié à notre existence qu'on nous demandait parfois si nous avions l'intention de l'adopter. C'est bien ce que ma soeur et moi aurions voulu, mais nos parents nous firent sagement remarquer qu'on n'était pas dans l'histoire du Petit Poucet, et que Mina et Saïd, malgré leurs difficultés et les arrivées successives des petits Sid Ali et Fatma Zohra (dite "Bazoula"), n'étaient certainement pas disposés à abandonner leur enfant.


   Noël, Mouloud et Rameaux

   Ma soeur, faisant contre mauvaise fortune bon coeur, en redoubla d'affection, d'attentions et de petits cadeaux. Le père Noël passait toujours pour Mââmar, et il y avait de même un jouet pour la fête du Mouloud, qui est l'équivalent de notre Nativité. Ce qui faisait dire à quelques punaises que nous prenions bien des aises avec la religion...

   Pourtant, elles n'avaient encore rien vu. Lors du dimanche des Rameaux de l'année 45 ou 46 à l'église Sainte-Marcienne, le plus beau des rameaux serait celui de... Mââmar.

   Avec la fin des restrictions, les pâtisseries-confiseries d'Alger avaient repris des couleurs et proposaient de nouveau des rameaux garnis de friandises, inévitablement surmontés d'une orange confite. Mais ma soeur, qui avait le goût et le savoir-faire des ornements, n'aimait pas l'uniformité. Elle acheta l'orange, les chocolats, les sucettes, les sucres d'orge, mais confectionna elle-même le support, en usant de papier gaufré bleu ciel, de fils et guirlandes d'or et d'argent, de feuilles et d'étoiles découpées et peintes, de perles piquées ou cousues. Résultat : un arbre de Noël miniature que le jeune porteur avait quelque peine à soutenir, et dont le scintillement de candélabre attirait tous les regards au passage de notre petite procession familiale par les rues d'Esthonie et Duc-des-Cars, puis sur le parvis où se rassemblait la forêt basse des rameaux. Au premier rang des badauds, dans le jardinet bordant la chaussée du Télemly, Mina, descendue des hauteurs proches avec sa famille et une délégation de voisins pour assister à l'arrivée du petit prince, se rengorgeait telle une reine-mère à l'instant du couronnement. Elle nous dit par la suite qu'elle aurait bien aimé nous suivre dans l'église, mais qu'elle avait craint de "déranger". Les convenances, n'est-ce pas, ses voisins, les nôtres...

   Mais elle fut contente d'apprendre que le rameau avait été béni comme les autres et que Mââmar avait été d'une dignité d'enfant de choeur. Après la cérémonie (nous avions bien sûr gardé le héros du jour), elle nous envoya par Lalia un plat de cornes-de-gazelle et de makrouds pour fêter tout aussi dignement un dimanche si joliment oecuménique.

J.B.