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"Souvenez-vous, Monsieur,
c'était la 1ère AB1, 1953-1954"


M. Vendevelle



    En raison d'obligations professionnelles, j'ai manqué le sympathique rendez-vous Clermontois autour de notre cher et toujours vert "P'tit Sac". Je le regrette. Quel plaisir tout d'un coup, que ce trait d'union presque incroyable, cette continuité inespérée entre le présent et le passé comme pour valider ce souvenir gautiérain dont nous avons pu nous demander, par moments, s'il n'était pas en grande partie onirique.

    Si P'tit sac est toujours vert, toujours sur le pont, et toujours gautiérain, ce monde, tout compte fait, n'est pas si absurde qu'on le dit parfois et, contrairement au vieux dicton arabe, le passé n'est pas mort.

    Cher Monsieur Vendevelle, ces nouvelles de vous m'ont fait le plus grand plaisir et j'espère bien vous rendre aussi tôt que possible une visite personnelle. C'est avec beaucoup d'émotion et beaucoup d'affection que je vous retrouverai. Et pourtant...

    Permettez à cette affection de vous livrer, brut de mémoire, quelques souvenirs en forme de portrait.

    Ils ont cinquante ans. (souvenez-vous, c'était la 1ère AB1, 1953-1954).

Jean-Louis Jacquemin



Dans le cercle : Jean-Louis Jacquemin, auteur de ces lignes.
Sous la flèche : André Barthélémy.
Et en cliquant sur la photo : toute la classe de 1ère AB1, 1953-1954.



À Gautier, avoir un vrai surnom était la gloire.

    Monsieur Vendevelle était un homme avenant. Il avait une bonne figure ouverte, intelligente, et un regard aigu qui nous toisait d'une certaine hauteur avec l'aval d'un front élégamment dégarni dont l'avenue grimpait jusqu'au sommet du crâne entre deux rives encore bien fournies de cheveux sombres.

    Monsieur Vendevelle avait en permanence l'oeil vif, légèrement provocateur, et un sourire pétillant de malice. Ce regard très scrutateur avait tout de même un je ne sais quoi de tendu qui indiquait, derrière cette bonhomie apparente, un caractère volontiers ombrageux.

    Monsieur Vendevelle avait un minuscule fil sur la langue (mais ni désagréable, ni hilarant) qui lui donnait une diction attrayante par moments, ce qui nous fit l'appeler, avec plus d'affection que de perfidie, "Zézé". Dans la colère (et il y en eut), ce petit défaut prenait de l'importance et sa voix se bousculait un peu au portillon... En bref, il se faisait parfois des "sacs", enfin, des petits... Il fut donc "P'tit Sac". À Gautier, avoir un vrai surnom était la gloire.

    Monsieur Vendevelle semblait aimer la vie, la classe, ses élèves et son métier mais (qu'il me le pardonne) semblait aussi avoir un certain goût pour vivre dangereusement, car quand on a devant soi des élèves de Gautier on ne les asticote pas en vain dans leur domaine d'excellence.

    Monsieur Vendevelle, enfin, avait un style. Il aimait les costumes marron et les cravates ton sur ton et il égayait parfois ses vestons d'un sweater jaune-paille ou vert-amande. Il aimait les chaussures à semelle de crêpe (qui étaient à la mode) et marchait d'un pas souple, un peu élastique avec une sorte de désinvolture alerte qui ne manquait pas d'allure et faisait juvénile (ce qu'il semble avoir gardé).

    Monsieur Vendevelle (ma Grand-Mère avait raison sur ce point) était un bon enseignant. Ses cours étaient clairs, vivants, imagés.


Novillado, muletta et banderilles, ollé !

    Parfois même trop vivants. Car si Monsieur Vendevelle aimait sa classe et savait l'intéresser, P'tit Sac, lui, prenait un malin plaisir à la provoquer juste un peu, juste pour lui garder une bonne tonicité, juste pour lui donner à réagir.

    En bref, P'tit Sac avait une mentalité de "Novillado". Devant les jeunes tauracins impatients, impétueux et frémissants que nous étions, il avait le chic pour agiter la "muleta" en permanence et placer ici et là quelques banderilles. Bien sûr, il n'était pas déçu. Les "novillos" étaient "bravos" et pour réagir, ça réagissait. Trop sans doute. Et P'tit Sac de râler, avec une sorte d'air surpris, comme s'il ne s'y attendait pas !

    Mais à vrai dire, jamais méchamment ni perfidement. Car ce n'était pas une vache (comme Fantômas), ni un pervers (comme Crapoulos), notre Zézé !.. Il était seulement un peu soupe au lait. Et si par hasard il avait à punir, il le faisait toujours au " tarif syndical " que nous connaissions bien.

    Les cours de P'tit Sac étaient donc tout sauf neutres, plutôt vivants, agrémentés de bons mots et de réflexions acides aux élèves qu'il avait dans le collimateur (et je fus, ô combien de ceux-là...). Agrémenté aussi de quelques piques à l'adresse de Madame Riche (il prononçait Risshe) que nous préférions appeler Zénobie (nous l'avions eu l'année d'avant), dont il s'était fait, je ne sais pourquoi, une ennemie privilégiée.

    Madame Riche avait bon dos. Quand j'avais sournoisement un peu rallongé, à l'eau du robinet, le flacon de soude déci-normale et que du coup le virage tant attendu de l'indicateur coloré, boudait un peu son entrée "ça, c'est encore un coup de la mère Risshe !" lançait-il d'un ton sarcastique, et j'avais un peu honte de faire porter le chapeau à l'innocente Zénobie.

    Et c'est vrai, qu'entre P'tit Sac et moi, c'était devenu la guerre.

    Honnêtement, je ne me souviens plus comment elle se déclencha, ni qui tira le premier et je veux bien admettre que ce fut moi. Malgré des résultats très inégaux de flemmard, j'étais plutôt bon élève car les cours, dans leur ensemble, m'intéressaient. Mais j'étais, à côté de cela, dissipé, bavard et remuant et j'avais à coeur (ne serait-ce que pour épater Joël et André) de mériter une réputation au moins occasionnelle (mais toujours flatteuse à Gautier) de " déconneur ".

    Je me souviens, par contre, comment le torchon brûla dans cette guérilla où le verbe fusait volontiers, et où les répliques devenaient, peu à peu, assassines.

    L'irréparable arriva tout seul.


"Dans quoi esskon livre la ssschaux ?"

    J'occupai avec André le 3ème banc face au tableau dans cet amphi de chimie qui faisait presque face à la classe de Philo. P'tit sac faisait un cours sur la "chaux" (vive, éteinte etc...) et nous bavardions tranquillement pour nous raconter notre week-end respectif, (c'était un lundi).

    Monsieur Vendevelle nous épiait. Il aurait pu pour une fois apostropher André. Mais André avait cette espèce d'allure de grand seigneur et cet éclat ironique et dangereux dans le regard qui faisait qu'on ne l'engueulait jamais. Sa voix explosa donc à mon endroit et elle arriva comme la foudre au moment où je m'y attendais le moins. Aujourd'hui encore je n'arrive pas à comprendre ce qui le poussa d'une voix de tonnerre à lancer, tout à trac, cette question comminatoire :

    - "Zacquemin ! ... Dans quoi esskon livre la ssschaux ?"

    La voix qui répondit du tac au tac ne m'appartenait pas. Elle arrivait imparable et irrépressible du fond de ma gorge, claire et joyeuse comme un réflexe libératoire, sèche comme un retour de revers croisé au tennis.

    - "M'sieur !! Dans des Ptits Sacs !"

    André s'étouffait à côté de moi. (André avait le chic d'étouffer de rire dans un silence absolu. C'était pire encore qu'un rire bruyant). Quant à l'amphi, qui ne risquait pas grand chose, le coupable étant désigné, il fut parcouru par une sorte de "ola" de rire appréciateur et gourmand.

    Je ne sais toujours pas, 50 ans après, quelle réponse pouvait bien attendre P'tit Sac à cette question explosive. Mais manifestement il n'était pas déçu. Pour une fois, il trépignait de colère et s'emmêlant les pinceaux plus que d'habitude proféra avec rage :

    - "V'l'vez fé xchprès !, V'l'avez fé xchprès !"

    Le pire, c'est que ce n'était pas tout à fait vrai, je n'avais même pas eu le temps de penser, c'était parti tout seul, mais j'assumais. J'héritai de 4 heures de colle, pour " réflexion déplacée ". Au fond, c'était le tarif. Rien à dire. C'était réglo.

    Mais, cet échange mémorable marqua un tournant : c'était désormais la guerre ouverte, et tous les coups étaient permis.


Travaux Pratiques

    Chose inhabituelle en Première, Monsieur Vendevelle alla, pendant quelques semaines, jusqu'à faire placer un banc d'école contre sa paillasse-estrade dans l'amphi pour mieux me surveiller. Je ne m'en formalisai pas plus que cela et profitais de cette position dans la ligne de mire générale pour raffiner mes effets et pour saboter un max tout ce que je pouvais atteindre.

    Je l'assume à ma honte, je profitai de la récré pour chauffer à blanc avec le bec bunsen l'aiguille aimantée de la boussole de démonstration qui, du coup, se désaimanta et se refusa à l'aimant tentateur que lui présentait P'tit Sac.

    - "Qu'est-ce qu'elle a, Zacquemin, cette aiguille ?".

    Je fis (cette fois de manière calculée) une réponse qui n'était pas d'un goût exquis et ne mérite pas de passer à la postérité mais fit rire copieusement la classe. J'écopai donc (même punition, même motif), de 4 nouvelles heures de colle pour réflexion déplacée (cette fois-ci, elle l'était réellement).

    On prenait sa vitesse de croisière !

    Un peu plus tard, en cours de chimie, cette expérience m'ayant plu, je réchauffai de la même manière mais un peu moins tout de même, le robinet en cuivre de l'évier. P'tit Sac l'attrapa en cours et fit la grimace. Il dut attendre une dizaine de minutes avant de s'en servir.

    Il me lança un regard lourd qui m'indiqua qu'il avait compris (j'avais pour une fois l'air d'un ange descendu du ciel) et que je ne perdais rien pour attendre, mais dans lequel je crus lire aussi, bizarrement, comme une lueur complice : "Là, mon vieux tu as fait fort !".

    Cela ne l'empêcha pas de me pourrir soigneusement le reste de l'année. De mon côté, je résistais de mon mieux en fichant le bazar pendant les TP.

    Juin approchait et avec juin le 1er Bac. Il était temps de se calmer et je décidais de déposer les armes juste un peu trop tard. P'tit Sac était exaspéré, P'tit sac ne pouvait plus me saquer !


La fonction acide

    Les derniers cours se passaient dans le 2ème amphi de Physique, juste avant le grand amphi (au-dessus de la salle des Profs et du bureau du Proto).

    J'attendais d'entrer, pour une fois sagement, sur les rangs avec les autres. P'tit sac arrivait et dès qu'il me vit, s'écria :
     - "Zacquemin, passez dehors !"
     - "Monsieur j'y suis déjà "'
     - "Eh bien restez-y ! Restez-y !"

    Et il me claqua la porte sur le museau. C'était embêtant. Cet âne d'André rigolait doucement et me faisait coucou par la vitre. Je n'avais aucune envie de descendre en étude où Crapoulos se serait fait un plaisir de me transférer sur le bureau de Salini. D'un autre côté, le couloir était juste en face de l'escalier par lequel montait Richard (Coeur de Vache) qui jetait toujours un coup d'oeil avant de tourner vers son bureau.

    Heureusement, les bas-flancs du mur de l'amphi, côté couloir, étaient munis de vastes placards vides à porte coulissante où je trouvais la place de m'asseoir en laissant la porte entre-ouverte, ce qui n'était pas visible de l'escalier. Je passai une heure plutôt morose en pensant surtout à la bidonnade que se payerait André à la sortie, ce qui ne manqua pas.

    Le cours suivant, P'tit Sac récidiva mais j'avais anticipé. J'avais amené un bon roman en livre de poche et, toujours dans mon placard, en profitai pour parfaire ma culture. Plutôt que de tenter un troisième essai, je finis par "taper Cao" les derniers cours de Physique de l'année.

    L'ennui, c'était le Bac. J'expliquai à ma Grand-Mère, que malgré ses excellents cours, je n'avais pas bien compris la dernière partie du programme de Mr. Vendevelle. Elle me rétorqua que j'avais dû mal écouter et j'en convins sans entrer dans les détails. C'était une pédagogue hors pair, et elle avait 38 ans d'expérience des jurys. Elle me fit donc réviser utile. En particulier, elle me fit apprendre par coeur la fonction acide et la fonction base qui "tombaient très souvent". La fonction acide tomba effectivement à l'écrit de juin 1954 et j'eus pour ma Grand-Mère une pensée très reconnaissante. Je passai donc mon bachot, et j'oubliai P'tit Sac.


Épilogue

    Je passai aussi le suivant (en Philosophie) et entamai des études de Sciences (naturelles) puis la Médecine.

    En 1962, la grande transhumance me fit nommer avec mon poste d'Assistant à Clermont-Ferrand et je redescendais vers le sud-ouest familial chaque fois que c'était possible en passant par Tulle. J'avais une pensée affectueuse au passage pour nos chers Généraux. J'ignorais que je passais bien près de P'tit Sac et le regrette aujourd'hui, car j'aurais vraiment aimé le saluer.

    Après Clermont-Ferrand, j'allai aider mon père à remonter une Chaire de Pathologie Tropicale à Rennes (ce fut ma période bretonne) puis à l'approche de sa retraite, allai enfin à Poitiers monter ma propre boutique au CHU.

    Un soir que je travaillais après le départ de mon personnel, un jeune représentant-médical passa me présenter ses produits. Il me tendit sa carte où je lus : Yves Vendevelle !

    - "J'ai connu un Vendevelle, lui dis-je, c'était mon prof de Physique à Alger...".
    - " C'est mon Oncle, me répondit-il, il enseigne maintenant à Tulle ".

    Sans que cela me surprenne, cette nouvelle me fit chaud au coeur. Le cher P'tit Sac était donc toujours sur la brèche et des élèves avaient toujours le plaisir de l'avoir. Le passé englouti, trouvait tout d'un coup un prolongement sympathique. Tulle devenait une ville gautiéraine !

    Nous devisâmes avec le cher neveu, et il m'apprit qu'il avait gagné un autre surnom que je ne mémorisai même pas : débaptiser P'tit Sac, quelle impudence ! Je fis le projet d'aller le surprendre un jour dans sa classe, mais l'Auvergne n'était plus sur mes routes et cela ne se fit pas.

    Aujourd'hui, Monsieur Vendevelle frappe de nouveau à notre porte et je voudrais lui dire d'abord que je ne lui en ai jamais voulu de rien (nous étions dans une arène, et pas du même côté) et que c'est une affection véritable qui me reste de ces années et beaucoup de respect pour l'excellent enseignant qu'il était dans un lycée dont la qualité était enviable.

    Il me reste cependant, vive depuis cinquante ans, une question que je n'ai jamais pu résoudre et que j'ai toujours sur le coeur. Monsieur Vendevelle, de grâce, ne me laissez pas mourir idiot. Qu'est-ce qu'il fallait donc répondre pour être politiquement correct à la question :

    - "Dans quoi est-ce qu'on livre la chaux ?".

Avec toute mon affection.

Poitiers, mai 2003

© Jean-Louis Jacquemin



La seule chose qui était intolérable à Gautier s'agissant d'un élève ou d'un Professeur, c'était d'être neutre, couleur de muraille ou passe-partout. Et finalement, si on avait le plus grand respect pour les brillants ténors qui tenaient le haut du pavé, on en avait tout autant pour les profs, même moins cotés à l'argus, qui avaient un look, une personnalité, une densité personnelle. Ceux-là donnaient toujours lieu à un surnom savoureux qui, en général, leur allait assez bien.

Ma grand-Mère était Professeur de Physique-Chimie à l'Ecole Normale et avait aussi enseigné dans différents établissements. Elle avait eu Monsieur Vendevelle comme élève (ou comme jeune collègue, je ne m'en souviens plus très bien). Elle en avait gardé un excellent souvenir et ne manquait pas de me vanter ses qualités pédagogiques et personnelles et de m'exhorter à profiter soigneusement de ses cours. J'évitais donc de lui donner des nouvelles du front.

Le barème de l'heure de colle obéissait presque, à Gautier, à une convention collective tacite entre élèves et profs, et seuls les sagouins faisaient monter les enchères.

Ce traître de Joël nous avait lâchement abandonnés en 1ère pour passer en C. Nous ne le retrouvions qu'à la sortie des cours et lui fîmes tellement la vie qu'il se réinscrivit avec nous en Philo, l'année suivante.



Pour mémoire : la formule chimique de la chaux (vive) est CaO, d'où sa mention sur les petits sacs de ce fond d'écran. Alors dorénavant, ne dites plus : "taper CaO", dites "taper Oxyde de Calcium". Vous aurez vraiment l'air d'un érudit.