ALGER, 1930 (OU À PEU PRÈS...)
DE BELCOURT À SURCOUF
Par Gérald Dupeyrot
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C'est dans les affaires de mon père que Pierre, mon petit frère, a trouvé ces deux photos. Sur la première, un groupe de Messieurs pose, face à l'objectif. On voit que le décor a été plus ou moins "travaillé". Oh, bien simplement : sur deux tables de bistrot mises bout à bout, deux vases façon porcelaines chinoises encadrent ce qui semble être une assiette de kémia (oui, ça fait un peu culte rendu à sainte Escabèche). Pour enrichir la symétrie, on a complété avec une bouteille d'apéro aux deux extrèmités, chacune étant en prime décorée d'un musicien assis.
Les âges sont variés. Assez curieusement, ce ne sont pas les trois hommes mûrs qui apparaissent comme les "dominants" du groupe, mais ce personnage bien plus jeune, occupant la position centrale, d'une taille apparemment élevée, très à l'aise et d'une élégance qui détonne par rapport aux vêtures des autres membres du groupe, plus simples, plus décontractées ou d'un goût moins sûr (je pense à celui qui renonce à respirer à cause de son costume façon "toile à matelas"). Le visage de la figure de mode évoque vaguement celui du colonel de La Rocque, célébrité politique de l'époque (il ressemble, mais c'est pas lui). Je dis ça parce qu'il me semble me souvenir que papa m'avait parlé des enfants du colonel qu'il aurait connus dans sa jeunesse, je ne sais plus pour quelle raison. Je n'avais pas dû bien écouter, et je le regrette, maintenant que je me trouve devant ces photos qui ne me posent que des questions.
René Dupeyrot (flêche rouge), mon père, est à gauche de ce personnage, et il ne me semble pas avoir plus de 16-17 ans si je me réfère aux autres photos que j'ai de lui dans ces années-là. Papa étant né en 1916, la photo daterait de 1932 ou 33. Notez qu'il semble très fier de son beau bracelet-montre, que, mine de rien, il met ostensiblement en évidence. Comme l'harmoniciste, il porte des chaussures en lanières de cuir. Que dire d'autre ? Non, c'est tout.
Oh, si, c'est sûr, il y aurait pas mal à dire sur le "Sidi Oups !" à qui le patron du bistrot a confié le soin de peindre le mur du fond... Même que en faisant exprès, ma parole, c'est difficile de faire aussi bien. Là, vraiment, ça mérite une certaine admiration. Respect, l'artiste ! Vraiment, question dégoulinades, il nous gâte... Ceci dit, le patron, il devait pas être si contrarié que ça, sinon, il aurait pris le pinceau et il aurait rectifié, non ?
Donc, oui, c'est tout. Difficile d'en dire davantage quant au "contenu" de cette photo. Ce qui nous en apprend plus, c'est d'abord la signature commune aux deux clichés, celle de Martinier, photographe ayant son studio au 29 rue de l'Union, la rue de notre ami Jeanjean (et de quelques autres, aussi, d'accord, mais c'est à Jeanjean qu'elle devra de passer à la postérité, cette rue et ses habitants !). Si nous sommes en 1932 ou 33, Jeanjean ne va pas tarder à naître, dans un an ou deux, en 1934. Nous sommes au coeur de Belcourt. C'est à quelques dizaines de mètres de là, au 2 boulevard Auguste Comte, qu'habite le jeune René Dupeyrot, qui a perdu son père quelques années plus tôt, il est fini d'élever par sa soeur aînée, Claire, et son beau-frère, Henri Grüber, l'agent de police. En sortant du couloir du 2, à gauche, René se souvenait qu'on tombait sur le "Bar d'Anjou" de Mme V. Espi, à l'angle de la rue de Lorraine. Le bar était le siège de l'AJSS, l'Association des Jeunesses Sportives Socialistes, où René joue au foot. Les messieurs d'un âge certain sur la photo pourraient-ils être le Président du Club, Monsieur Cayron, également député (on donnera son nom à la rue qui prolonge la rue de l'Union, celle où se trouve l'école), ou son entraîneur, Monsieur Nédelec ? Cette première photo aurait-elle été prise au Bar d'Anjou ?
Pourquoi ces messieurs sont-ils réunis ? Pourquoi on-ils voulu fixer cet instant en faisant appel à un photographe professionnel (le cliché est excellent, sa haute définition probablement s'explique par le fait qu'il a été fait à la chambre) ? S'agit-il d'un groupe sportif, comme je viens de le suggérer (mais l'absence de fanions qui accompagne ce genre de photo ne plaide pas en faveur de cette hypothèse), d'un groupe de sympathisants politiques (auquel cas le personnage "portant beau" pourrait être leur leader ou leur invité), de la réunion du bureau ou du conseil d'administration d'une association ? La seconde photo ci-dessous, peut nous aider à commencer à répondre à cette dernière question, mais tout juste... Allons-y, passons à table...
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Sur cette seconde photo, quatre éléments vont nous apporter quelques précisions. D'abord, ce qui ne saute pas aux yeux à première vue, c'est que la plupart des jeunes gens figurant sur la première photo se retrouvent sur la seconde (sauf ceux numérotés 10 et 11 en colonne de droite). J'ai disposé dans cette colonne les "paires" des visages ainsi rapprochés. Les trois messieurs plus âgés ne sont plus là (ils figurent quand même en bas de colonne sous les numéros 12, 13 et 14). Remarquons que nous sommes en 1930 (environ), que Belcourt est un "village", et qu'il n'y a peut-être pas d'autre lien entre ces deux photos que le fait que certains jeunes-gens de Belcourt puissent appartenir à deux groupes aux activités différentes, deux groupes sans rien de commun entre eux sinon justement certains de leurs membres. Toutefois, le personnage "portant beau", lui, est bien là. Il occupe la place "centrale", dans la mesure où, située à l'angle des deux tablées, elle permet de dialoguer avec tous les convives. Il est le seul (avec un autre) à ne pas regarder le photographe, le regard perdu dans le paysage (dont on va découvrir plus loin ce qu'il est). Comme on disait, "ça lui donne l'air d'avoir deux airs".
Ensuite, quand on compare entre eux les visages des "paires" ainsi constituées, il semble bien qu'un certain temps se soit écoulé entre les deux clichés. Pour connaître mon père (dans le cercle rouge sur la photo), je constate qu'il est passé de son visage d'adolescent encore enfantin à des traits plus adultes, et on peut faire cette remarque à propos de plusieurs autres convives (dont le petit harmoniciste). Cette amicale, ou cette association, eut donc quelque pérennité.
Troisième remarque : un autre lien, très concret, existe entre ces deux photos, c'est le fait que toutes deux aient été prises, vraisemblablement à plusieurs mois d'intervalle, par le même photographe, Martinier. On va voir que l'endroit est probablement situé à pas mal de kilomètres d'Alger, et on peut imaginer le photographe, avec sa chambre, suivant la joyeuse troupe, dont peut-être lui-même faisait partie ?
Enfin, un détail (cerclé de rouge sur la photo) nous indique où nous nous trouvons. Oui, bien sûr, dans un restaurant, les nombreuses pancartes publicitaires de vins et apéritifs sur les murs suffiraient à l'attester. Mais le lieu exact ? C'est pas difficile : sur le mur est accroché le "Tarif des Consommations", et grâce à l'excellente définition de la photo, on peut y lire que nous sommes à "l'Hôtel des Falaises".
J'ai mis un appel sur le Livre d'Or du site, et hop, les Es'mmaïens aussitôt ont répondu (merci à Jean-François de Saint-Eugène, Henri Eichaker, Jeanjean, Marie...). C'est Jean-François qui nous a informés que, sur le site de Bernard Venis, on apprenait que cet Hôtel-Restaurant se trouvait à Surcouf. Et qu'on pouvait même aller voir à quoi il ressemblait en allant à l'adresse internet suivante :
http://alger-roi.fr/Alger/ain_taya/ain_taya.htm
Profitez-en pour faire un tour du côté du littoral "est", il en vaut aussi la peine !
Par ailleurs, Bernard Venis nous a fait le cadeau de contribuer au présent article en nous envoyant de cette photo un "scan" de haute définition, que vous pouvez aller voir en colonne de droite. Agrandissez le, et vous subirez la magie de l'endroit : les roseaux, les talus de sable, les dames en chapeaux et ombrelles, les gens attablés en terrasse, le drapeau qui flotte au vent... On croirait sentir l'air de la mer, le parfum des anisettes, l'odeur des fritures... (soupir)
Un coup d'oeil sur l'annuaire Fontana de 1922 nous apprend que son propriétaire était Léon Faudry, et que la vue sur la mer révèle un panoramique somptueux, "du Cap Matifou au Cap Djinet" nous dit la réclame, le paysage même sur lequel est posé le regard rêveur du personnage qui n'est pas tourné vers l'objectif... Serait-il moins blasé que les autres ?
Voilà commentées ces deux photos. Certains parmi les plus jeunes ne sont déjà plus ce ce monde. En 2007, année où j'écris le présent texte, mon père aurait eu 91 ans. Et le petit harmoniciste, serait-il encore parmi nous ? N'oublions pas que dans l'insouciance de cette journée d'il y a 75 ans environ, ils ignorent qu'il leur reste à vivre deux guerres, auxquelles peut-être tous ne vont pas survivre... En tout cas, leurs enfants doivent avoir aujourd'hui entre entre 55 et 75 ans, et il est encore possible de mettre un nom sur ces visages. Alors, Es'mmaïens, et en particulier, vous, Belcourtois, retroussez vos manches, activez vos neurones et vos réseaux, et ramenons les à la vie, à leurs vies en ces temps de paix et de bonheur. Pour une dernière kémia, un dernier regard ébloui "du Cap Matifou au Cap Djinet", un dernier retour à la nuit, la peau tiède de soleil, le long des moutons phosphorescents des vagues qui viennent s'échouer sur les blocs au bord de la route moutonnière... On leur doit bien ça, non ? Alors, on y va ?
Gérald Dupeyrot
novembre 2007
P.S. : Un conseil pour finir, si vous le voulez bien. Si vous avez la chance d'avoir encore vos parents, et si dans les affaires familiales dorment ce genre de photos, n'hésitez pas à leur demander de les commenter. Et prenez des notes. Et si vous avez quelque bête scrupule, comme j'en ai eu avec mon père (la crainte qu'ils puissent croire qu'on engrange avant qu'ils ne partent), dites vous d'abord que ça leur fait plaisir, et qu'ensuite c'est un exercice excellent pour entretenir leur mémoire !

Certains convives portent à leur col ce qui semble être un petit bouquet de fleurs.
Quelles fleurs cueillait-on sur les falaises de Surcouf ? Le point d'interrogation
indique autre chose... Est-ce une fermeture de cravate ?