GALERIE DE PROFS
(toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé serait purement volontaire)

Amédée ou " le poing'Emme "

Un Pangolin sur Es'masse ?

par Jean-Louis Jacquemin



Flash back

     Impalpable, la silhouette sans aspérités d'Amédée Masse progresse discrètement à la vitesse d'un Pangolin ensommeillé en allongeant précautionneusement des pas ennuyés le long des murs du couloir. Son visage poupin aux yeux cerclés de minces lunettes d'acier exprime à la fois l'extrême étonnement de se trouver là, une lassitude incoercible et, perçant la vivacité inattendue des prunelles, une sorte de jubilation rentrée, une lueur vaguement satisfaite, de jouer à lui-même, à l'administration et aux élèves l'excellente comédie de mimer en permanence le simulacre presque crédible d'un Professeur de mathématiques en ordre apparent de marche.

A la masse ? Pas si simple !

     Non pas, d'ailleurs, qu'Amédée Masse fusse sot, inapte ou même incompétent. Certains jours, quand il ne se surveillait pas assez ou qu'une brise légère filtrant par les vitres entr'ouvertes lui ramenait comme une bouffée confuse du parfum animé de la ville qui lui rappelait sa jeunesse, il lui arrivait de se laisser aller à quelque élan coupable. Pour quelques précieuses poignées de minutes le tableau crépitait enfin de formules énergiques, de calculs exacts et de démonstrations convaincantes car Amédée Masse aurait pu être un excellent Professeur...

     Mais le Pangolin, insensiblement, reprenait ses droits. Car Amédée Masse était, à côté de cela, affligé d'une flemme légendaire, monstrueuse, militante, roborative et savourée avec délices. Il était le premier quand il perdait le fil, tout d'un coup, pour avoir rêvassé ou quand il s'embrouillait dans une démonstration dont il avait escamoté la moitié des éléments à être saisi de fous-rires silencieux comme s'il s'étonnait lui-même et nous avions, nous aussi le droit de sourire à condition de le faire avec discrétion et un brin d'admiration comme des amateurs qui goûtent la qualité de la prestation et savent reconnaître le talent de l'artiste.

Vertus dormitives des compromis...

     Nous ne chahutions pas pour autant Amédée Masse car, s'il mettait une sorte de provocation à afficher sa paresse et à cultiver jusqu'à un certain point l'auto dérision dans ce domaine, il était, au delà, bougrement susceptible et savait être parfaitement teigneux si nécessaire.

     Nous fichions donc une paix royale à Monsieur Masse qui, par convention mutuelle, nous la rendait bien. Dans la classe de 2ème AB1 qui était de toute évidence faite sur mesures pour Monsieur Laherre comme plus tard la philo pour Monsieur Choski, le cours de maths n'était là, dans notre esprit, que pour la figuration. Nous savions d'avance qu'avec Masse, il faudrait "zapper" une année et faire avec ce que Féraud, Taillefer et Urbain nous en avaient déjà légué. Ce qui, surtout pour le premier nommé, n'était pas peu.

     Nous respections donc avec lui un Gentlemen's agreement tacite : la paix contre des cours soporifiques et ternes mais tolérant la sieste et des notes juste sympathiquement médiocres, comme il sied à de bons élèves de A, sans pour autant être dommageables à la bonne humeur familiale.

Malice perdurante du point "M"

     Dans ses tribulations quotidiennes dans l'univers des chiffres et la triangulation délicate de l'espace rebelle du tableau noir, Amédée Masse avait un ennemi personnel en la personne du point "M" qui s'acharnait à vivre une vie indépendante et refusait habituellement les rendez-vous fixés malgré des droites habilement infléchies et des limites artificiellement prolongées sur le mur de chaque côté du tableau. Sans doute d'une vie antérieure, Amédée avait gardé une pointe d'ail. Il traquait donc le "Poing'Emme" avec un exotisme teinté de consternation douloureuse et nous l'avions surnommé "Poing'Emme" ce qui ne nous empêchait pas de l'appeler également "Amédée" car ce prénom immortalisé par Fernandel lui allait comme un gant.

Voies impénétrables du Destin...

     La classe de 2ème AB1 51/52 fut marquée en début d'année par l'arrivée en renfort inattendu d'un duo de choc, transfuge de Notre-Dame d'Afrique où ils avaient réussi à mettre à bout de nerfs des Révérends-Pères pourtant réputés difficiles à déstabiliser. Marcé et Blondeau vivaient leur vie joyeusement en classe et se fichaient pas mal des codes de Gautier. Ils occupaient le deuxième rang de la deuxième rangée, face au tableau, et se poussaient du coude en gloussant de bons mots à voix basse tout en feignant d'écrire et de prendre des notes selon une technique parfaitement éprouvée. Pas toujours à voix assez basse. La cossardise de Masse ne leur avait pas échappé et en bons professionnels, ils n'admettaient guère qu'un Prof se mêle de jouer dans la catégorie réservée aux élèves. Ils avaient de l'esprit, le sens du mot et la dent dure. Le torchon brûla entre Amédée et eux, en particulier avec Marcé, le plus coriace. Ce fut donc la guerre à coups de notes déplorables, de propos acides, de réponses cinglantes et de promesses d'invitation aux matinées récréatives du Samedi sur bristol jaune avec signature autographe du Père Salini.

Grandeur insoupçonnée du chiffre 8.

     Quand on a une réputation à défendre, il faut ce qu'il faut et ce sont les vieilles ficelles qui marchent le mieux. Un matin particulièrement gratiné où Amédée, comme un somnambule, divaguait de droite et de gauche devant son tableau les yeux mi-clos en grabouillant des chiffres épars d'une craie molle, tout en reposant, tête penchée, sa joue gauche rondouillette sur sa paume bien calée sur le coude (attitude qui lui était hélas ! familière...) je devinais à leur mimique et à leur mine réjouie que Marcé et Blondeau préparaient un coup fourré.

     Marcé sortit précautionneusement de sa poche ce que je pris d'abord pour une boulette qu'il fit rouler délicatement jusqu'au tableau dans le dos d'Amédée. Il en largua ainsi deux ou trois, par-dessous son pupitre, entre les jambes des voisins de devant mais, malgré le suspense, Amédée persistait, tout en allant et venant, à passer à côté. N'y tenant plus, Marcé finit par envoyer tout le lot, entre les rangées. Il s'agissait en fait de petites perles de bois, arrachées sans doute, à je ne sais quel rideau de coiffeur ou d'épicier.

     Le destin s'en mêla. Poing'Emme arrivait au bout de ses calculs et ils ne tombaient pas juste. Contrarié, tout de même, il considéra l'ensemble enchevêtré des gribouillages : "J'ai perdu un 8..., il me manque un 8... J'ai du laisser tomber le 8 quelque part !..." et pour prendre du recul, il fit le funeste pas en arrière.

..et dureté subséquente de la chute !

     Le talon monté tout d'un coup sur roulement à billes partit vers l'avant à la vitesse grand V et, les quatre fers étant en l'air, le postérieur de Masse, soumis sans autre étai à l'accélération gravitationnelle petit g de sa propre pesanteur suivit sa destinée verticale et prit avec le sol un contact sans douceur tandis qu'il proférait un juron sonore "C'est le 8, M'sieu !...Vous avez glissé sur le 8 !...", exulta Marcé tandis qu'il se relevait furibard, dans l'hilarité générale en se frottant le coccyx. La suite on le devine se déclina en "carton jaune" pour "impertinence" (Masse ne tenait probablement pas trop à parler des perles, Salini, tout comme le Proto, ne manquant pas d'humour) mais ce n'était pas cher payé un aussi bon moment.

Retour galopant du naturel, même chez les Pangolins...

     C'est égal : les cours de maths furent un peu moins "cool" et les notes pas vraiment câlines pendant quelque temps, mais le Pangolin oublia vite. La vindicte, comme tout effort superflu, était au-dessus de ses forces.

J.L. Jacquemin, Poitiers, Février 2003



Amédée un «Pangolin» ?

Codicille de J.-P. Follacci en guise de passepoil aux propos de Jean-Louis

Petit Robert : «Pangolin, du malais pang golin, mammifère édenté, arboricole ou terrestre, couvert d'écailles et qui se nourrit de fourmis» ! Pourquoi diable traiter le pauvre Amédée de pangolin ?

Universalis : «...mammifères euthériens...  proches des Xénarthres...  Paléanodontes...  Anapophyses vertébrales  Faible degré d'évolution cérébrale  Absence de scrotum chez le mâle...  ». Ah, nous y voilà : « Ces animaux tirent de l'extrême lenteur de leurs mouvements leur nom vulgaire de paresseux ». OK ! Si l'on avait su cela plus tôt, le sobriquet aurait pu compléter et agrémenter la liste des Canasson, Crapoulos (détourné un jour en Cono-coulos), Dunoeud, Loup gris, Petit sac, Sac à gatz, Richard coeur de vache, Tom'X et autres Zénobie.

Jean-Louis, prof de médecine mais d'abord naturaliste complet, vise juste, et le lisant, j'ai revu Amédée et sa mine de professeur Nimbus ironique et désolé.

Je l'ai entendu quand, à la fin de la troisième AB1, lassé d'entendre Jacques Breuneval (futur prof de fac en maths) lui poser des questions embarrassantes, il prononçait rituellement en entrant dans la classe : «Philippe, tableau ! Breuneval, la porte !». Philippe, matheux médiocre et bien peigné, empoignait la craie avec volupté et servait de scribe docile durant une heure. Jacky maugréait, protestait, gesticulait, devenait grossier puis lassé par l'indifférence de Masse finissait par ramasser ses affaires et passait l'heure dans le couloir à râler, « ? bâtard... le priver de maths ? on n'avait pas le droit... casse les... dégueulasse...» .
François Bruno et moi, avec ses copains, étions sottement ravis de l'entendre pester.

Curieux bonhomme ce Masse ! Il ne siégeait pas au panthéon des maîtres incontestés mais semblait résigné à ne pas escalader l'Olympe (*).

Personne ne le considérait comme un âne mais il dérangeait quelque peu : il pouvait briller un jour comme patauger le lendemain, s'amuser d'une insolence spirituelle puis sévir pour une broutille, chouchouter, un temps, une tête de lard et saquer un zbibeur. Fumiste et prof ! Une difficile équation de paresse, de malice, de résignation, de provocation et, peut-être, de mélancolie.

Souffrait-il en secret qu'on ne l'aime point ?

J.Paul Follacci.

(*) Il est vrai que dans notre lycée qui penchait plutôt vers les humanités que du côté de la science, les profs de mathématiques étaient plus rares dans ce panthéon au sommet duquel le triumvirat Laherre, Videau, Choski, trônait en majesté. Tout de même, au niveau de Chiapporée, Favre pour les lettres, d'Ageron, Bertrand, Cléach pour l'histoire, de Bensalem, Grindwald, Helsmortel pour les langues, les mathématiciens Bizos, Féraud puis Frasnay avaient su y conquérir leur place avec le physicien Bringuier et le naturaliste Mozziconacci.