RUBRIQUES "LE COIN DES BONNES CHOSES" ET "LE PATAOUETE" RÉUNIES


LA MOUNA DE CAGAYOUS

Introduction, dessin et notes de Jean Brua




   Il n'est pas certain que, pour la génération esmmaïenne post-soixantehuitarde (je veux parler des moins de 68 ans), le personnage de Cagayous évoque des souvenirs précis, sauf, peut-être, pour les Babelouédiens pur jus, dont il demeure un héros emblématique. À l'intention des plus jeunes, rappelons qu'il est la création d'un journaliste du début du XXe siècle, Auguste Robinet, dit Musette.

   Mais encore ? "Le plus grand voyou d'Alger", écrivait en 1931 l'écrivain Gabriel Audisio, citant une étude de Pierre Mille datant de 1908 dans les très sérieux Cahiers de la Quinzaine de Charles Péguy. Et Audisio d'ajouter : "Voyou, peut-être, mais vivante incarnation de la plèbe néo-française d'Algérie, cet étonnant brassage du sang des races et par surcroît, véritable type populaire".

   En fait, le personnage se situe dans une tradition qu'on pourrait dire anarchiste, si Cagayous lui-même ne nous offrait le substitut plus imagé d' "antitoutiste".

   Ses désopilantes aventures ont été publiées en feuilleton dans des petites brochures de l'époque (dont le célèbre Le Turco) avant d'être éditées en recueil. Les passages qui suivent sont extraits de Cagayous, roi des salaouètches, en hommage à la semaine de la mouna.

J.B.



   "Ma mère, ma soeur et les autes femmes de la maison, elles travaillent dedans les plats en terre vernite pluss que quat'jours pour faire les monès (1).

   Mon père qu'il est aveugue, le pôve, i donne un coup de main pourquoi la pâte elle fatigue de remuer. Chaque coup que je rentre dedans la cuisine pour oir, toutes les femmes elles m'engueulent à cause que je fais venir les gâteaux aigues.



   - "Allez, foutche (2) ! On l'a pas besoin de toi par ici !" elle me dit Chicanelle, qu'elle a la colle du cerf-volant (3) jusqu'en haut les bras.

   Par-terre, c'est tout plein de l'eau, des peaux d'oeuf, du gouillat (4), des peaux de la soubressade, des peaux du formage, des papiers de beurre et tout.

   On s'a fabriqué pluss de trois qualités des gâteaux pour aller se les manger à la Pointe (5), tous ensemble.

   La mère à Nini, qu'elle travaille les guêtres, elle s'a porté la machine à coudre à le Mont-de-Piété et d'un peu ma soeur elle me chope la montre en argent du temps que je dors, pour se l'envoyer à la place Bugeaud (6).

   De la castagne que j'y a foutue, j'y a sorti une oreille comme un beignet arabe :

   - Vends-toi ton bracelet à toi et laisse la montre ici, bougue de voleuse !

   Elle a fait fâché. Qu'ça m'fout, à moi ?

   À présent, chaque coup que je me couche, je m'attache les effets à le fer du lit, et je m'embusque la montre en-dessous la paillasse."

...

   "Ma parole, les femmes elles font catholiques rien que pour les monès.

   Les monès, c'est pluss que quand on fait la première communion. On pense plus à les autes choses. Pour baliyer, laver le linge, les assiettes, arranger le lit, faire le manger, personne i marche.

   À bon matin, chaque femme elle s'attrape son plat et vinga d'écraser la pâte, de monter les gâteaux dessur les planches en tendant qu'on s'les porte à le four. Les hommes i se nettoyent les petits barils ; i s'anrangent la guitare ; i s'attachent les couvertes pour faire la tente vec les bâtons. Après, i se louent le carrosse arabe (7) et i s'en vont soigir la place bonne à la mer, vec tout le bazar.

   Moi, je fais le roseau (8) jusqu'à temps qu'on jette le signal qu'on commence la fête. Demain nous allons. Challah !".






1 Orthographe espagnole d'origine.

2 Fiche le camp !

3 La fabrication du cerf-volant utilisait une colle rudimentaire à base de farine.

4 Synonyme probable de "bagali".

5 Pescade, évidemment.

6 Siège du Mont-de-Piété. Par parenthèse, le recours aux fonds de "ma tante" pour acheter de quoi faire la cassouela de Pâques donne une idée de la condition des "colons" babelouédiens de ce temps.

(7) Voiture à bras.

(8) Tirer la flemme.