LE COIN DES DEVINERESSES


UNE VISITE CHEZ MADAME B. VOYANTE



Dessin de Jean Brua.



À l'époque, j'étais dans une mauvaise passe. Daniel Garcias me conseilla d'aller rendre visite à la célèbre voyante de la basse-casbah, Gabrielle B.

Il fallait prendre rendez-vous longtemps à l'avance sans doute parce-qu'elle recevait beaucoup de monde, surtout les dames de la bourgeoisie aisée d'Alger, les riches femmes qui habitaient sur les hauteurs, dans les belles villas qui surplombent la magnifique baie d'Alger.

Je n'avais jamais mis les pieds chez une devineresse et je pensais que j'allais pénétrer dans un antre mystérieux, avec devant moi une femme trônant sur un fauteuil, entourée de bougies allumées avec appliqués sur les murs des masques grimaçants, des statues de princesses hindoues.

Il n'en fut rien. Une jeune mauresque me fit pénétrer dans une banale salle à manger, et la pythonisse m'apparut sous les traits plutôt sympathiques d'une femme d'âge moyen. Elle était en train d'arranger des fleurs dans un vase. Impossible de trouver un décor plus simple, intime, presque familial, différent en tout cas de la mise en scène savante qu'on assure être propre aux professionnels de la bonne aventure.

On m'avait dit aussi que les cartomanciennes et autres variétés du genre faisaient causer leurs clients et leur servaient ensuite les renseignements qu'elle avait pu recueillir auprès de gens naïfs.

J'entrais donc, sans prononcer un mot et la dame me fit asseoir sur une chaise inconfortable.

Au préalable, elle me demanda de lui verser le tarif syndical, ce qui me parut tout de même un peu cher. Je fis le nécessaire en espérant que j'allais en avoir pour mon argent.
   Je n'avais par encore ouvert la bouche que Madame B. prit une assiette et versa dedans du marc de café. Elle me demanda de souffler dessus, afin d'y imprimer mon âme et ma personnalité. Aussitôt j'ai vu plusieurs figures se dessiner sur le fond de l'assiette.

C'était mon avenir qui était inscrit là.

Mme B. se saisit d'un crayon et commença à décrypter les configurations qui étaient apparues. Elle m'affirma y voir le sort et les errements de ma vie future.
- Votre père a 54 ans et votre mère a sept ans de moins.
   C'était exact et précis, j'en étais stupéfié. Puis elle continua sur le même ton, lentement, avec tranquillité comme une personne qui lit décrit un paysage. Et là, elle se mit à raconter l'histoire des miens, des faits lointains, intimes que peu de personnes ne peuvent connaître.

Elle décrivit mon profil psychologique, celui de mon père, celui de ma mère, avec beaucoup de précision. Puis elle décrivit toutes les particularités de ma personnalité, comme si elle m'avait connu depuis ma petite enfance. Soudain Mme B. me dit :
- Vous avez huit cents francs à recevoir avant quinze jours !
C'était encore vrai. Je ne pus me retenir de lui demander :
- Comment avez-vous pu voir tout cela ?
Elle me répondit gravement :
- C'est là et du bout de son crayon, elle me montra le chiffre de 800 qui apparaissait distinctement.
   Elle me dit qu'il y avait bien d'autres choses à lire. Que je travaillais à la banque, que j'avais des collègues qui me jalousaient parce que j'allais avoir une promotion.
   Puis, elle me fit voir des sinuosités. C'était un voyage en préparation. Comment avait-elle pu voir que je devais me rendre prochainement en France pour voir une vieille tante agonisante auprès de qui j'avais quelque espérance à recevoir une partie de sa fortune ?
   Mme B. entra dans le détail de mes occupations journalières et sans hésitation elle me prédit que j'allais faire une belle carrière dans la banque.
   Puis, elle conclut :
- Il est possible que le voyage que vous projetez soit avancé et que vous resterez plus longtemps que prévu, mais pour moi, ce n'est pas encore très clair. Revenez me voir sous huitaine pour une nouvelle consultation et j'aurai d'autres précisions à vous apporter. La séance est terminée, il faut maintenant que je me repose.

La petite mauresque me reconduisit jusqu'au pas de la porte et je descendis dans le couloir de la vieille maison en basse Casbah.

Alors que j'empruntais les marches usées de la demeure de Mme B., je croisai un homme dont la silhouette ne m'était pas inconnue. C'était un individu malingre, entre deux âges, sobrement vêtu. Il se dirigea vers l'appartement de Mme B. et entra sans frapper.
Où avais-je bien pu voir cet homme ? Tandis que je m'étais arrêté pensif devant l'immeuble, je le vis ressortir et se diriger tranquillement vers Bab El Oued. Comme c'était par-là que j'habitais, je me mis à le suivre machinalement.

Soudain, apercevant un jeune garçon, l'homme s'approcha de lui et lui glissa quelques pièces dans la main puis s'éloigna.
Alors je m'approchais de l'enfant.
- D'où connais-tu le monsieur qui vient de te donner quelques pièces ?
- Mais c'est l'informateur de Mme B. la voyante. Vous croyez peut-être qu'elle lit dans le marc de café ?
- Petit, je vais te donner 5 francs et explique moi tout.
Et là, le jeune garçon me dit :
- La voyante donne toujours des rendez-vous longtemps à l'avance. Ce n'est pas parce qu'elle a beaucoup de clients, c'est uniquement pour laisser le temps à son informateur qui est également son amant d'effectuer une enquête sur la personne qui va la consulter. Elle connaît ainsi son consultant et peut l'éblouir par ses connaissances sur sa vie privée, lui distribuer des banalités, prévoir des évènements ou chacun peut y trouver son compte, assoir sa réputation et bien entendu percevoir un tarif de consultation des plus conséquents.
Quant à moi, je suis l'informateur de l'informateur pour le quartier. C'est moi qui lui ai tout raconté sur votre vie privée, car mon grand copain c'est José Gramage, le fils de votre concierge.

C'est alors que me revint en mémoire, l'endroit où j'avais pu apercevoir cet inconnu informateur de la pythonisse. C'était tout simplement un client de la banque, et je peux dire que son compte était largement approvisionné.

GS