MERO
Roger Curel
Dessin de Jean Brua.
Depuis que je suis né, ce poisson-là, tout le monde l'appelle méro. Les Parisiens disent mérou. Les méros et moi, nous n'avons rien contre. Mais de toute façon ce n'est pas de cela dont je veux parler.
Je veux parler du jour où j'ai rencontré ma baleine blanche. J'ai eu trois passions dans ma vie : les fonds sous-marins, le jeu des dames et la justice. J'y ai perdu l'usage d'une oreille, la moitié du cœur et pas mal d'autres choses, mais ce n'est pas de cela dont je veux parler. Je veux parler du plus gros méro que j'aie jamais vu. Je l'ai rencontré au nord-est de Tigzirt, à quatorze mètres de profondeur, dans une grotte immense sur le banc de Sidi Khaled. Endroit magique. La veille, en pleine eau, à trois kilomètres du rivage, au-dessus d'une dalle carrée qui semblait provenir d'une ville engloutie, à trente mètres de profondeur, cinq ombrines aussi claires que des filles du Nord chaloupaient en me narguant. Les ombrines savent que je n'ai jamais employé de bouteilles et que je ne dépasse pas les quinze mètres. Elles se le disent et elles ricanent de mes efforts pour les atteindre. Puis elles ont disparu d'un seul coup et j'ai vu arriver sur moi quatre missiles à grande vitesse. Il en est passé deux à ma droite et deux à ma gauche. Par réflexe, j'ai tiré celui qui m'avait frôlé l'épaule ; un thon luisant, gris, beau comme un danseur. Il s'est décroché de la flèche d'un coup de nageoire et il est descendu en tournoyant au fond des eaux invisibles. Touché à mort. Il s'est évanoui dans un brouillard de sang et j'ai senti dans la seconde que j'avais détruit une partie de l'harmonie du monde. J'étais maintenant le long du bateau. Il avançait à la rame et j'ai vu soudain au loin, très loin, les ténèbres s'agiter et trois fantômes gris remonter des nuées une autre brume, leur compagnon sanglant. J'ai dû plonger au milieu du groupe, passer sous le blessé, et, à la main, le traverser de ma flèche tordue pour le ramener au-dessus de ma tête jusqu'au bateau. Ils me faisaient cortège et je ne sais toujours pas s'ils voulaient le défendre ou s'ils croyaient que j'allais le sauver. Je l'ai poignardé au milieu du crâne. Un meurtre ne se divise pas et ceux qui commencent doivent finir. Ainsi font les hommes.
Le lendemain j'avais encore honte de la mort que j'avais donnée et il me fallait le banc de Sidi Khaled, et probablement l'esprit de Sidi Khaled lui-même, pour me laver de cette épreuve. Le banc est constitué d'un affleurement rocheux entrecoupé d'entailles profondes. Situé au large de la côte à une heure de bateau, il s'avance comme un coin lumineux dans une mer sombre presque noire. A cinq mètres de la surface, l'éclat de ses fonds renvoie le soleil et la lumière par un jeu de pierres lisses jusqu'au fond de ses failles. Dans ces eaux transparentes où je viens de plonger, je vois miroiter des épées immobiles aux écailles argentées. Je suis tombé au milieu d'un banc de brochets, de ceux que les clubs de vacances appellent barracudas. Toute une armée au repos, le front bas et l'œil cruel, flamboyants et abrutis. J'essaie d'en tirer trois en même temps. J'en attrape deux, le troisième se décroche. Je vais le chercher. Le gros de la troupe se disperse nonchalamment. Je jette les poissons au fond du bateau. Le repas assuré, je peux me promener. Plein Est, un signe léger, une ombrine folâtre. En la perdant, je découvre au fond d'une large faille l'entrée d'une grotte en pleine clarté. Endroit magique j'ai dit. Je dois plonger c'est certain, j'ai déjà les doigts de Sidi Khaled sur la nuque. A l'entrée de la grotte, un méro gros comme un âne prend le frais. Il vient vers moi et j'ai la pointe de ma flèche à un mètre de son œil droit. Je n'ai pas hésité, j'ai baissé mon fusil et nous nous sommes salués, l'air de rien. Entre collègues des profondeurs. J'ai toujours gardé l'impression qu'il était plus large que moi, juste un peu moins grand. Il m'examinait avec curiosité. Je ne l'effrayais pas. Tout à coup, j'ai senti que je n'avais plus d'air et je suis remonté en catastrophe. En remettant mon masque j'ai vu qu'il m'avait suivi. Il était sous mes pieds, en équilibre sur sa nageoire à exécuter un pas de danse très lent. Puis il a plongé doucement et je l'ai suivi. J'avais envie de le caresser et j'espère encore aujourd'hui qu'il n'était pas au courant de l'histoire du thon. À la moitié de la descente, il s'est arrêté et il m'a indiqué l'entrée d'un trou que je n'avais pas vu. Je sais, tout cela peut paraître invraisemblable, mais je le maintiens : il m'a montré l'entrée de ce trou et ensuite il a donné un formidable coup de queue et il a disparu, non pas en direction de sa grotte, mais dans les profondeurs des eaux noires qui bordent ces rochers.
J'ai regardé au fond de ce trou et j'ai vu un petit méro de trois kilos qui me regardait. Il s'agissait donc d'une compensation, d'une sorte de sacrifice. Une immolation. D'un côté, je trouvais cela injurieux ; il savait donc ce que valent les hommes. D'un autre côté, il pouvait me signifier que c'était là la marche du monde et qu'il l'acceptait. D'ailleurs, ce petit méro avait une tête déplaisante et des couleurs criardes ; à la rigueur, on aurait pu le prendre pour une murène. Heureusement son regard ne me disait rien. En Espagne j'avais tiré un congre qui était le sosie du pharmacien de Nerja ; à Stora, une grosse rascasse qui ressemblait à ma marraine ; et, derrière Lapérouse, sur fond de sable, une vive pointue avec le même profil que Rostropovitch ; depuis ces incidents qui m'indisposaient pour la journée, je faisais très attention sur qui je tirais, comme devraient d'ailleurs le faire toutes les sentinelles de la terre mais ce n'est pas de cela dont je veux parler. Je ne voulais plus être confronté à de tels regards car en un sens ils changeaient l'ordre du monde. Vu sous cet angle-là, ce petit méro me tranquillisait. Des couleurs criardes, un œil glauque et déjà mort de mannequin mondain, hop ! Une flèche dans la nuque, et nous remontions au bateau.
Sur ma nuque, la main de Sidi Khaled se décrispait. En accord avec l'ancêtre des poissons il me demandait simplement de sceller ces fastes guerriers par un banquet d'adieu inspiré de l'antique. Il y eut donc ce matin miraculeux où, sous la pression des évènements et des disponibilités de la cuisine, j'inventais une farce de pimpignons, d'ail, d'huile d'olive et de feuilles de menthe fraîche salées et poivrées que j'introduisais entre chair et peau à partir de la découpe des ouïes jusqu'à la caudale pour ma bête de l'offrande ainsi sacralisée. En la glissant dans le four à bois, au mépris des règles ancestrales qui font bouillir les méros, je savais que ce sacrifice clôturait une épreuve, une réflexion et un tir d'infamie.
Quel philosophe péripatéticien moyen peut-il encore se vanter, à une époque qui est loin d'observer une quelconque priorité pour les choses de l'esprit, d'une prise en compte aussi absolue des mouvements fondamentaux de l'existence envisagée pourtant sous l'angle plus que précaire de deux journées plus que fugitives ? À part Anaxagore de Clazomènes qui déclara à la mort de son fils "Je savais que j'avais engendré un mortel", je ne vois pas apparaître grand monde à l'horizon. De toute façon ce n'est pas de cela dont je veux parler. Je voulais juste dire que cette année-là, pour moi, le dieu Pan mourut définitivement.
Roger Curel
Pour la biographie de Roger Curel,
se reporter à son nom dans les Myosotis d'Es'mma.
Le dessin de mérou qui constitue le fond d'écran
est l'oeuvre du Docteur William Goëau-Brissonière,
auteur en 1951 du magnifique album
"l'Atlas des Poissons des Côtes Algériennes",
72 merveilleuses aquarelles de poissons appartenant à 33 familles,
réalisées avec une précision rare,
tant sur le plan de la couleur que de la morphologie.
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