Un départ vers la France
avec les Eclaireurs Français
sur le Ville d'Oran, 1950

Par Pierre Maillot

en 1951



Ce texte doit son origine à l'émotion provoquée par la lecture de "La Traversée" de J.L. Jacquemin. La mémoire de Jean-Louis a le pouvoir par des détails infimes mais précis et colorés, de rendre visible et audible un passé qu'on croyait perdu. Elle a aussi le pouvoir de réveiller la mémoire intime de son lecteur. Du coup vous êtes mis en demeure de vous situer vous-même par rapport à ce qu'il évoque. Ce fut mon cas. Pourtant je n'avais pas gardé, comme lui, une image aussi heureuse de ces voyages. Il faut dire que d'une façon générale, Jean-Louis, c'est plutôt qui rit, et moi, c'est plutôt qui pleure... du moins d'un oeil, tandis que l'autre se moque.

Alger, fin juillet 1950...

 

   Quatre heures du matin ! Elle l'avait réveillé à quatre heures du matin. Mal dormi, migraine, mal au ventre, fatigué par un réveil aussi matinal. Quatre heures, matinal ? Nocturne, oui ! Grondeur, il marmonnait des malédictions contre la terre et la mer. Ils avaient le temps ! Le bateau ne partirait pas avant quatorze, voire seize heures. Mais sa mère avait toujours peur de rater le départ. Par exemple, elle arrivait à la gare non pas avant la formation du train, mais avant l'ouverture des portes. En fait, elle arrivait la veille. Ou plutôt, elle arriva la veille, car elle n'avait pris le train qu'une fois dans sa vie, et jamais le bateau. Donc lever à quatre heures, dans une nuit noire, muette, hostile, et qui l'eût été plus encore s'il avait su, le malheureux, ce qui l'attendait.

   On buvait une chicorée noire coupée d'un lait dilué, pain dur, mince couche de margarine fondue. Ce n'était plus la guerre, mais encore les privations. Beaucoup de mouches sur la table de la cuisine. Il apprendrait plus tard qu'il venait d'entrer dans les trente glorieuses. Vues d'Alger, en cette fin juillet 1950, dans la noire nuit d'avant l'aube, elles n'en avaient pas la tronche. Bref, il faut partir. Son frère sourit. Une ultime fois sa mère détruit le peu d'âme qui lui reste en lui demandant de vérifier s'il a bien tout. Mais cette ultime fois ne serait pourtant pas la dernière, on en compterait bien encore trois ou quatre avant le baiser final et terminal de la séparation, tout à l'heure, sur le port, avant l'embarquement libérateur

   Alors on vérifie encore. On rouvre le sac à dos Lafuma, une merveille d'avant-guerre emprunté à la voisine, on change la corde qu'on a cassée dans la nervosité et l'on recompte les trois paires de chaussettes, on vérifie l'écharpe en laine, on replie encore une fois le gros pull, on cherche au fond du sac la cape de louveteau qui fera encore l'affaire chez les éclaireurs en cas de pluie (et qui pèse sa mère), on a oublié le savon, ah ! non, il est là, dans du papier huilé, poche extérieure. Et la paillasse ! La paillasse, matelas de fortune, matelas d'éclaireur dur à cuire, enveloppe de grosse toile qu'on remplira d'herbe sèche pour donner aux nuits sous la tente un confort d'Indien. Sa mère l'a cousue de ses propres mains. On refait deux fois, trois fois le sac, car ce qui entrait n'entre plus : voilà pourquoi il fallait se lever au milieu de la nuit. On part enfin. On descend la rue Amiral de Coligny, puis la rue Enfantin en portant le sac à deux, sa mère et lui. Son frère titube sous le sien. Une quincaillerie de gamelle, de car et de couverts en aluminium et bakélite, accompagne chacun de ses pas et le fait rire, le salaud.

   L'arrêt du Parc de Galland, en haut de la rue Michelet, face à l'église du Sacré-CÏur, terminus des T.A. (Transports Algérois qui a de beaux véhicules fermés, rien à voir avec ces caisses brinquebalantes du début du siècle, ouvertes au vent, et affectées aux quartiers pauvres que desservent les CFRA, Chemins de Fer sur Route d'Algérie) (1). Le premier tram n'arrivera qu'à 5h30. Ils ont une demie-heure d'avance. Il aurait pu dormir encore, voilà ce qu'il pense.

   L'aube pointe. Le tram arrive dans un grincement de fer, et le wattman leur jette un regard compatissant. Il y a de quoi. Il décide de rester debout pendant tout le voyage pour se venger.

   Oui je ferai attention. Je veillerai sur mon frère aussi. Non je ne me baignerai pas dans les rivières, ni les lacs, ni les mares, ni les étangs et moins encore dans les cascades s'il y en a. Y a-t-il des cascades dans la Haute Loire ? Oui, il y a des cascades partout en France, et des ruisseaux et même des rus. De toutes façons en France il y a de l'eau partout. Et il pleut tout le temps, même en été et surtout dans le Centre de la France. Oui je veillerai sur mon frère et sur moi, comme sur la prunelle de mes yeux. Tu dis quoi ? Je dis : "la prunelle de mes yeux !" Ah bon !

   Le tram descend la rue Michelet déserte, qui s'arrondit en passant devant la librairie Charlot. Puis la rue Hoche sur la droite, au bout il y a le Lycée Gautier face à Radio-Alger. Les arrêts se succèdent. Le tram est toujours vide, sauf un ou deux illuminés qui fument leur première sèche en regardant au loin l'aube bleue. La Princière à droite, puis la rue Richelieu, Bissonnet à gauche, la Fac, l'Otomatic, plus loin sur la droite le Coq Hardi, la rue Charras. Arrêt majeur: la Grande Poste. Rue d'Isly encore, le Monoprix à gauche, le Milk Bar non, il n'est pas encore là, mais il y a le magasin de fourrure des Frères Manchon, les bien-nommés, et à gauche, Bugeaud, debout sur son socle, tourne le dos aux bureaux de la Xème Région militaireÉ Rue d'Isly toujours, puis une descente vers le Square Bresson, bruissant d'oiseaux. La ville s'éveille. Le Tantonville ouvre, l'Opéra reste majestueusement silencieux. Dans l'enfilade de la rue Bab Azoun, il s'est toujours senti très loin de chez lui, comme dans un autre siècle. Il y a si peu de rues obscures à Alger, celle-ci fait figure d'exception. Il est vrai qu'elle borde la Casbah et que cette partie de la ville est la plus ancienne.

   Place du Gouvernement. Il fait jour, il fait chaud déjà. Il y a beaucoup de mouches. Il est 6h15. Il tombe de sommeil. Son frère sourit toujours. Non, je n'ai rien oublié dans le tram. La prunelle de mes yeux, je te dis.

   Traverser la Place du Gouvernement en regardant ces deux monuments si différents : la belle Mosquée Djemaa Djedid blanche, arabe, statique, méditative, orientale, lointaine, et à côté, dans une très baroque association, la statue équestre du duc d'Orléans, européenne, métallique, grise, dynamique, puissante, technique. La mer au loin. Il essaye de la voir. C'est calme, mais qui sait ? Le pire est encore à venir, comme d'habitude.

   Et d'abord descendre la rampe qui longe la mosquée pour s'enfoncer sous-terre vers la Pêcherie, dont les échoppes commencent à ouvrir. Puis tourner sur la droite vers un vaste hangar obscur sous la Place du Gouvernement. On l'atteint par un boyau sombre et humide qui suinte de toutes les odeurs, décompositions, restes de poissons, tripes, yeux glauques, morceaux pourris, graisses, urines, huiles recuites, pelures de légumes, sueurs anciennes, sécrétions des hommes, des murs, des animaux, merdes, crachats, pissats, infiltrations, croupissements, pourritures putrides et putréfiées. Mais tout cela, comment te dire ? Pas écoeurant, non, mais puant avec tant d'évidence robuste, tant de franchise, tant de force dans le fumet, tant de puissance et d'honnêteté pour tout dire, qu'on s'y fait. Finalement ça le prépare à ce qui l'attend à bord et dont il ne se doute pas encore. Il y a beaucoup de mouches. Le frère leur sourit.

   Evidemment ils sont les premiers devant la porte du local. Il n'est que 6h30. Le rendez vous est fixé à 7h30. Il s'agira de répartir entre les troupes l'ensemble du matériel collectif nécessaire au campement : grandes tentes dites "marabout" en raison de leur forme, matériel de cuisine, gamelles, bidons, cordages, piquets, etc. Le départ pour le port est fixé deux heures plus tard, à 9h30, pour une arrivée prévue, à quelques centaines de mètres de là, au pied du Ville d'Oran, vers 10h30. Tout le monde sait qu'il faut prendre des marges : 9h30 veut dire10h00, et 10h30, 11h00, soit encore trois heures avant le départ du bateau pour embarquer et s'installer. Il en est malade. Il n'est que 6h45.

Où l'on apprend qu'il y a scout et scout...

 

   Il faut peut-être rappeler qu'au milieu du siècle dernier (jouissance ambiguë d'écrire : "au milieu du siècle dernier" pour évoquer des souvenirs personnels), donc au milieu du siècle dernier, vers 1950, l'Algérie avait organisé son scoutisme principalement autour des confessions religieuses. Les SMA ( Scouts musulmans d'Algérie) et les BSMA (Boys-scouts musulmans d'Algérie) se partageaient les jeunes musulmans ; les E.I. ( Eclaireurs Israélites) s'adressaient aux juifs ; les E.U. ( Eclaireurs Unionistes) aux protestants, mais s'ouvraient à qui voulait ; les SdF (Scouts de France) aux catholiques (et il fallait assister aux messes) ; les EdF ( Eclaireurs de France) étaient laïques et en principe ouverts à tous, mais en réalité on n'y comptait peu ou pas de juifs ni de musulmans. Subventionnées par l'Etat ou soutenues par des communautés religieuses, ces fédérations de scouts avaient un côté officiel, puissant, que n'avait pas la dernière de toutes, la plus faible, la moins nantie, la plus antireligieuse, probablement aussi la plus à gauche, la Fédération des E.F. (Eclaireurs Français) à laquelle il appartenait, celui qui n'aimait pas se lever matin et détestait les mouches.

   Les Eclaireurs Français n'avaient que deux troupes à Alger, celle du Champ de ManÏuvre et celle de Bab El Oued. Elles recrutaient dans les milieux pauvres de la ville, et brassaient ces populations qui formaient le fond du petit peuple algérois : espagnols, maltais, mahonnais, italiens, arabes en voie d'intégration, juifs pas forcément israélites, réfugiés yougoslaves, etc. Rien à voir avec les SdF qui recrutaient généralement dans la bourgeoisie catholique, ni avec les EdF plutôt classes moyennes et supérieures.

   C'est à l'une ou l'autre de ces troupes, SdF ou EdF, qu'il aurait dû appartenir. Et plus précisément à la St Do., comme on disait entre gens bien de la paroisse, la Saint Dominique, troupe SdF, basée à la basilique du Sacré-CÏur, dont il était voisin et qui recrutait dans les hauteurs de la ville et de la société. Mais sa mère avait gardé de ses origines paysannes et aveyronnaises une grande méfiance à l'égard des bourgeois de la ville. Mariée à l'un d'eux, et vivant dorénavant dans les beaux quartiers, elle avait toujours veillé, dans son éducation, à contrebalancer les dangers de l'aisance, par un apprentissage de la dure réalité des choses et des êtres. Elle avait donc placé ses fils dans cette troupe d'éclaireurs, aux antipodes sociales de leur quartier. Et lui, durant toute son adolescence avait vécu une double vie. Dans la semaine il fréquentait le Lycée Gautier et devait mimer les enfants de la bourgeoisie. Les jeudis, dimanches et durant les camps de Pâques et d'été, il partageait la vie et les manières des prolos. Il n'était à l'aise nulle part. A Gautier on faisait du tennis sur les courts d'Hydra, ou de la natation à la piscine du RUA. Chez les scouts on faisait du fote-balle sur les places poussiéreuses, avec des balles en papier journal ; les Européens pour l'ASSE, le Gallia, ou le SCUEB ; les Arabes pour le MCA , Mouloudia-Club Algérois. La natation, on la pratiquait dans le port ou sur le môle. Et quand on s'y rendait, en passant au-dessus de la piscine du RUA, on tapait des bras d'honneur à tous ces coulos qui se tapaient la bronzette en se tapant des Cocas, avec les filles, avant de se taper le bain. A Gautier il fallait s'habiller chez Erco pour les chemises, et les pantalons en tuyaux de poële devaient être gris anthracite, casser sur le mocassin et ne pas dépasser 19 cm de large, avec des revers haut de 7. La veste était en tweed écossais d'Ecosse, sinon plouc, vous disait Garès. Chez les scouts, c'était déjà, à quatorze ans, le bleu de chauffe de l'apprentissage. Pendant des années, il avait donc vécu entre les deux mondes, également mal à l'aise, bâtard sociologique en quelque sorte.

   Devant le local des EF, sous la Place du Gouvernement, en cette aube torride, fleurie de relents et de mouches, il n'allait guère mieux. Mais son frère souriait.

Présentations...

 

   Le temps avait fini par passer. D'autres étaient arrivés un à un. Congost, tout seul, comme un grand. Il aimait bien Congost. Mais Congost le fatiguait car il répétait souvent qu'il s'appelait Con-gost comme ça se prononce : c-o-n : Con, g-o-s-t : Gost, Congost. A part cette lubie il était sympathique et ne se moquait pas de lui. Ce n'était pas le cas de Calabrese.

   Calabrese arrive toujours accompagné de son père, car la mère, sicilienne, " préfère " rester à la maison, et le père veut remettre son fils en mains propres au chef. Père et fils se ressemblent comme deux sangliers, gros et petit, poil noir et dur, torse plus large que haut, la tête dans les épaules. Le père est docker, et le fils toujours amoureux. Il en sait bien quelque chose, lui, car c'est lui qui écrit les lettres d'amour que Calabrese le fils envoie aux jeunes guides du groupe. Quand ça marche, il est gentil avec lui, et lui propose de casser la gueule à ses ennemis. Quand ça ne marche pas il le menace de lui casser la gueule à lui pour avoir mal fait la lettre. Au fond, pour Calabrese, il n'est qu'un coulo puisqu'il va au lycée et qu'il apprend le latin.

   - "Alors, toujours aussi coulo ?" lui demande-t-il, chaque fois qu'il le rencontre, ce qui heureusement est assez rare, et cela veut dire : Alors, toujours au lycée ?

   Les frères Filali arrivent un peu plus tard. Lui, il est copain avec Rabah qui a son âge. Rabah voue un culte à Tarzan dont il a appris à pousser le cri d'une façon stupéfiante. Le chef Salvador Ortega lui demande d'arrêter de crier parce que tous les éléphants des parages vont rappliquer illico à l'appel de Tarzan. Dans les jeux de nuit, Rabah, dès qu'il est en difficulté, pousse le long cri modulé, ça l'encourage.

   Il y a aussi Larbi, la tête brûlée, qui ne se doute pas que dans trois ans, à 17 ans, avec une dispense, il s'engagera pour l'Indochine. Il n'en reviendra pas. Arrive aussi Benachour, qui est un musulman sérieux et ne mange jamais de porc. Et puis Claude Pérez, son pote, Chef de Patrouille des Renards, un autre coulo, puisqu'il est au Lycée Bugeaud. Coulo, oui, mais au moins, lui, il ne fait pas de latin, dit Calabrese. Fils de réfugiés espagnols, Pérez habite les tournants Rovigo, son père est ouvrier maçon, sa mère ne parle pas français, même après des années en Algérie. Elle ne sort pas de la maison, mais s'occupe de la vieille mère, un peu gâteuse et des trois enfants. A six, ils vivent dans deux pièces. Pérez est la dignité même, il veut devenir instituteur. Pérez et lui, les deux coulos, s'entendent bien et se soutiennent. Pérez ne sait pas qu'il lui reste cinq ans à vivre.

   Arrivent aussi le long Taltavull, le petit Tetelboum, Granier et Raymond, inséparables. Granier, pour Calabrese, ça peut aller, son père est tapissier à Hussein Dey. Mais Raymond est un coulo pire qu'un coulo normal, car il fréquente un cours privé ! Taïeb, élégant comme toujours, arrive avec sa mère et son père. Calabrese ne sait pas comment s'y prendre avec Taïeb qui le déconcerte. Tu es quoi, toi ? lui demande-t-il souvent. Taïeb, c'est juif ou c'est arabe ? Taïeb fait des réponses dilatoires et subtiles qui enragent Calabrese, et lui ont déjà valu un ou deux gnons.

   Finalement les chefs arrivent à l'heure, ouvrent le local immense, les mouches se réveillent en bourdonnant. Les patrouilles se regroupent, autour de Salvador, leur chef de troupe, à l'accent espagnol et qu'ils aiment comme un grand frère. Les grands chefs Company, Arnaud et Steib, évêques laïques, tiennent concile dans un coin avec les parents et les invitent à boire un café loin des puanteurs fétides du local. On se partage le matériel. Paul Kamoun, dit Polka, le chef de la chorale que tout le monde aime bien, reste auprès des jeunes et aimerait lancer un chant. Son frère, René, se marre avec Nunusse, chef des Routiers, noir comme le Négus. Tous les trois n'ont qu'à peine vingt ans, mais ils les protègent des chefs plus vieux. Ils sont des intercesseurs auprès de la haute maîtrise, mais il ne faut pas les manquer. Il n'est que 8h.00.

   Plus tard, le cortège de garçons et filles de douze à dix-huit ans descend vers le port, par les escaliers de la Pêcherie. Chacun porte en plus du sac à dos bourré, surmonté de paillasse et couverture ficelées sur le dessus, qui une bonamo (grande gamelle), qui des montants de tente, un mât, des cordages, qui, à plusieurs et en ahanant, véhiculent sur un brancard l'un des trois marabouts, qui la tente de patrouille, qui un bâton, des vaches (récipients à eau en toile imperméable), des lampe à carbure, des crochets, un rouleau de fil de fer, un drapeau français pour le salut matinal au couleurs, et que sais-je ? , une armoire à pharmacie, qui des grilles en fer pour les foyers, qui des pelles pour creuser les feuillets, qui des maillets pour planter les piquets, des piolets, des matroquets en bois, des estargoles en fer, des graffes, des gruges, des engargoules pour fuinter les amers, des macarettes en aluminium, des espars, des crutelles, des dinosauresses. Voilà le convoi. Les parents veulent aider les plus petits, mais ceux-ci, outrés, s'y refusent, tandis que les grands se plaignent à haute voix du poids des choses. Voilà la vie.

   Finalement sur le coup de dix, onze heures, après une traversée haletante des quais, sous un soleil d'enfer, on s'entasse derrière les grilles fermées qui donneront accès au quai d'embarquement, et l'on attend au soleil, dans l'étouffante chaleur de plomb et d'huile. Même les mouches ralentissent leur vol.

   Certains, captivés, regardent le bateau noir et rouge qui fume, les treuils qui grincent en mouvant leur bras de robot, les voitures qu'on embarque, tenues dans un filet qui les balance à vingt ou trente mètres du sol, avant de les engloutir dans les entrailles du monstre. D'autres, plus grands, assis par terre, cachés à la vue des chefs par leurs sacs, tapent le carton en se refilant une Bastos bleue ou une Camélia Sport, la cigarette du sportif. D'autres restent auprès des parents et reniflent. Calabrese donne un ou deux coups de poing pour se frayer un passage vers le lieu où les chefs ont abrité les guides à l'ombre squelettique d'une grue. De loin, Mauricette et Rachel, les plus délurées, lui ont fait des mines.

   Il est près de midi, quand Emile Benathouil, hors d'haleine, courant claudiquant, son chapeau aux bords mous lui battant les oreilles, le cheveu hirsute, le sac mal fermé, arrive l'air affairé, affolé. Il lui dit que sa mère elle s'est trompée de jour, elle croyait que le départ il était le lendemain. Il lui dira aussi en secret qu'il est bien emmerdé parce que sa mère, elle lui a lavé le slip pour le départ, et il l'a oublié sur le fil.

   Il est midi, voilà huit heures qu'il est levé. Il n'a rien mangé; il est convenu que le premier repas froid, qu'on apporte soi-même, ne se prendra qu'une fois à bord. Il attend affamé, abruti. Heureusement il y a Pérez. Ils parlent entre eux de la France dont ils ne connaissent rien que par les livres. Un homme au pas lent, sort d'un bâtiment et se dirige vers eux. Il va ouvrir les grilles. Tous se dressent. Les parents serrent leurs enfants pour la dixième fois, les chefs mettent leur sifflet à la boucheÉ Fausse alerte. Le type tourne les talons et se dirige vers un autre bâtiment. Ce sera pour plus tard. Mais l'incident a réveillé la faim, la soif ; tous s'impatientent, se bousculent, se font rabrouer, par les chefs, les parents.

   Finalement les grilles s'ouvriront... Bousculades, chutes, dernières embrassades, derniers propos émus, hachés, recommandations inutiles, viatiques de mots, liens symboliques. Puis les enfants séparés des parents, enfin laissés à leur destin, approcheront avec prudence de la grande masse noire qui les domine, dans laquelle, peu rassurés, ils vont embarquer pour la première fois de leur vie. Ils ont le cÏur serré, sauf Calabrese qui, dans la cohue, serre celui de Mauricette. Ils attendront encore devant une ouverture inquiétante, trou noir au flanc du navire, à quoi conduit une simple planche, au bord de laquelle trois matelots tatoués, en tricot de peau bleu marine, montent la garde et interdisent l'accès dans l'attente de l'ordre venu des hauteurs. Puis ils embarqueront dans les soutes, à fond de cale, dans les bas-fonds étouffants du navire, au milieu d'une foule criarde, impatiente, pressée de repousser les autres pour parvenir à la meilleure place, et rendue plus agressive encore par l'angoisse de la traversée.

D'une rive à l'autre

 

   Il resta le plus longtemps possible, à l'arrière du bateau, sur le pont des quatrièmes, encombré de cordages. Il avait trouvé un coin un peu abrité du vent et des embruns, où il était seul. Le gros temps avait chassé la plupart des voyageurs vers l'intérieur du bateau. Il regardait la mer mouvante et blanche d'écume, et bleue d'encre, et lie de vin, et or rouge dans le crépuscule, et le vent qui forcissait d'heure en heure faisant voler la crête des vagues. La ligne d'horizon montait et descendait avec une amplitude toujours plus accusée. Appuyé au bastingage, il s'en amusait, ravi de découvrir qu'il n'était pas sensible au mal de mer, et, prenant son repère sur une lisse, s'efforçait de deviner parmi les vagues qui arrivaient du nord, droit sur eux, celle qui donnerait au bateau le plus gros coup d'épaule en faisant jaillir l'écume au plus haut. Il se cramponnait alors de toutes ses forces à la rambarde, et penché vers la vague, il se donnait l'impression de plonger dans la mer qui l'aspergeait dans un bref et violent jaillissement.

   Mais la plupart du temps il ne voyait pas la mer. Il pleurait.

   Il pleurait en repensant au moment où le bateau avait commencé à s'éloigner imperceptiblement du quai. Quand le mince trait d'eau entre le bord et la terre s'était élargi, il avait soudain ressenti une douleur inconnue, comme une mort froide qui lui prenait la poitrine. Il avait regardé sa mère qui le regardait aussi, à quelques mètres de lui seulement, et dans ce regard croisé, lui était apparu avec désespoir l'irréparable distance qui allait les séparer. A son retour, dans un mois, l'enfant qui reviendrait aurait changé. Celui qui s'en allait aujourd'hui ne reverrait plus jamais sa mère ; ce serait un autre, plus lointain, plus distant qui la prendrait dans ses bras. Il ressentait que celui qu'il était aujourd'hui se séparait à jamais de sa mère. Il avait éclaté en sanglots, débordé par une émotion qu'il n'avait jamais connue. Elle pleurait aussi par grands à-coups en agitant son mouchoir. Il avait pris la main de son frère. Tous deux avaient suivi les gestes du bras qu'elle leur adressait, plus loin même que porte la vue, et jusqu'au moment où le bateau franchissait la passe et affrontait la première houle, ils lui avaient répondu.

   Il pleurait, mais il riait aussi de toute cette mer, du mouvement de vagues et de vent, de la liberté nouvelle, du deuil d'enfance à l'Ïuvre en lui, et de l'attente de ce pays dont le nom seul faisait parfois monter les larmes aux yeux de son grand-père.

   Plus tard, Pérez l'avait cherché partout. On s'inquiétait. Il fallait descendre retrouver les autres. Dès la porte de fer franchie et sitôt à l'intérieur du bateau, c'était un autre monde. L'air poisseux de plus en plus chaud à mesure qu'ils s'enfonçaient dans les profondeurs, devenait irrespirable dans les odeurs d'huile, de graisse, de mazout chauffé. Les mouvements du navire avait perdu le balancement régulier dont il s'était amusé et paraissaient chaotiques . Il devait se tenir des deux mains. En descendant les marches métalliques, parfois le pied lui manquait. Il avait failli tomber. Il avait peur.

   Quand ils parvinrent au dernier escalier, une odeur infecte le prit à la gorge. Il crut qu'il allait vomir sur l'instant, mais ce qu'il vit, ou plutôt ce qu'il aperçut dans la lumière de catacombes du fond de cale, l'en empêcha.

   Dans l'immense espace, au milieu de ballots, caisses, malles, valises ficelées, et paquets de toute sorte que le roulis déplaçait parfois brutalement, des corps étaient couchés dans tous les sens, recroquevillés, étendus bras en croix, adossés, soutenus, appuyés comme ils le pouvaient contre des montants, des sacs, des cartons, des colis. La plupart des passagers de Quatrième classe faisaient leur première traversée et n'avaient aucune expérience de la mer. Mais ils avaient celle de la douleur, et la subissait avec constance. Hommes, femmes, enfants, Arabes en burnous, fatmas au voile abandonné, cheveux teints au henné, enfants sur leurs genoux, tous, épuisés, défaits, vomissaient par instants, avec de grands hoquets, en se penchant sur le côté, dans des boîtes, des cartons, dans leurs mains, parfois sur le sol, et parfois, sans autre force, vomissaient sur eux-mêmes. Un gémissement sans fin, collectif, pitoyable, repris sans cesse, montait de cet éparpillement humain, que chaque mouvement plus ample du bateau amplifiait selon son rythme même. Au milieu de ces ténèbres, parfois un corps se levait, et, titubant, faisait quelques pas, cherchant derrière des tas de corde un coin pour pisser. Un homme, debout sous une pâle lanterne, lisait.

   Mais l'odeur, l'odeur surtout, l'odeur des vomissures couvrait tout, occupait tout l'espace, tout l'esprit, toute l'âme. Plus rien ne comptait que cette odeur et l'énorme effort sur soi pour ne pas être gagné à son tour par la nausée. Pérez le guidait en enjambant les corps geignants vers le coin où les scouts s'étaient regroupés. Un semblant d'ordre y régnait, car les chefs avaient disposé les enfants en rangées, mais c'était la même douleur, les mêmes gémissements, les mêmes dégorgements puants. Salvador, le chef de troupe, se penchait sur les plus mal en point. Larbi se vomissait dessus presque continûment, Calabrese, entre deux spasmes disait qu'elle ne perdait rien pour attendre, le con de sa mère, il allait bien la niquer, après, lui, la mer, putain de sa race. Benathouil soupirait. Congost n'en menait pas large et lui fit le signe de se boucher le nez. Son frère souriait aux anges en dormant.

   Seuls Granier et Raymond se marraient devant tant de puanteurs glissantes. Ils faisaient l'appel à leur manière. Taltavull ? interrogeait l'un. Il vomit, répondait l'autre. Capesse ? Il rend. Taïeb ? Taïeb, il régurgite comme les autres, Taïeb. Et Calabrese ? Il dégueule copieusement. Il dégueulera encore. Congost ? Il se retient, mais il rejettera bientôt. Deshaires ? Deshaires dégobille. Benachour ? a restitué, et restitue encore. Polka ? Des litres. Larbi ? Il est mort. Et Benathouil ? Aussi.

   Tous y passaient. Personne ne riait qu'eux seuls. Filali n'appelait pas ses éléphants, mais allongé, mouillé de bile, il disait en gémissant, mi-sérieux, mi-plaisant qu'il fallait arrêter le bateau, car il voulait descendre.

   On n'entendait pas les chefs. On ne les voyait pas. Ils avaient dissimulé leur dignité, derrière le double toit d'une tente, étendu entre deux poteaux.

   Pérez et lui, toujours au bord du vomir qu'ils contenaient à force de volonté, tentèrent de trouver une place protégée des souillures, ils n'en trouvaient pas. Ils s'emparèrent de leur couverture, firent signe au chef Salvador, qu'ils allaient s'allonger dans un recoin, là, à deux pas, puis se glissèrent entre les corps, les flaques, les ombres, bousculés par les soubresauts du navire, vers le chemin des escaliers qui les conduirait à l'air libre. Parfois une grosse vague donnait contre la coque un coup plus violent encore, et le choc, à quelques centimètres d'eux, de l'autre côté de la paroi de fer, semblait la sourde détonation d'une mine. Elle était suivie d'un soulèvement du bateau qui les plaquait au sol, puis d'une lente plongée qui semblait ne devoir finir qu'au fond de l'eau. Ils atteignirent les escaliers, grimpèrent à quatre pattes les étages en se faufilant parmi des gens épuisés qui avaient aussi cherché refuge dans les hauteurs. Mais ils ne parvinrent jamais à trouver l'air. Toutes les portes avaient été fermées de l'extérieur. On ne sortait pas de la cale. Les ponts, balayés par les paquets de mer étaient trop dangereux. Ils s'installèrent sur un palier entre deux étages, s'attachèrent aux montants de fer avec leur ceinturon et leur foulard de scouts, se félicitèrent de n'avoir ni vomi, ni rendu, ni rejeté, ni regorgé, ni dégorgé, ni dégueulé, ni dégobillé comme Deshaires, et contents d'eux-mêmes, épuisés, passèrent à demi éveillés, une nuit inoubliable.

Ensuite...

 

   Le bateau avait huit heures de retard quand il doubla le Château d'If. Au cours de leur première traversée, ils avaient affronté une des plus fortes tempêtes des dernières années, pour la saison du moins.

   On ne comptait ni mort, ni blessé. Mais il y avait des bleus, des bosses, deux foulures, des douleurs de dos, de hanche, de genoux, de tibias. En débarquant, sales, gluants, effroyablement nauséabonds, au quai de la Joliette, si mal nommé, ils eurent l'impression que la terre continuait à bouger, et l'impression dura pendant trois jours encore. Marchant dans les rues de Marseille, il leur semblait que le sol, soudainement se dérobait sous leurs pieds, ils vacillaient, se retenaient à un arbre. Dans le train qui les conduisit au Puy en Velay, et même un ou deux jours après leur arrivée ils éprouvèrent encore de ces soudains vertiges qui les inquiétèrent jusqu'au moment où on leur expliqua que leurs canaux semi-circulaires labyrinthiques se vengeaient de ce qu'ils leur avaient fait subir pendant la traversée.

   Raconter la rencontre qu'ils firent, durant le mois que dura le camp, avec la France rurale, la France profonde, la France de la pluie, des bouses, des mouches abondantes autour des yeux des hommes, des bêtes, du pain qu'on mange, de l'eau qu'on boit, la France de la terre qui ne ment pas, mais fait souffrir, la France des Jacques, la France de la ferme d'Auteyrac à Cayres, Haute-Loire, à 17 km du Puy en Velay, en cet été pourri d' il y a un demi-siècle, raconter cette rencontre proprement stupéfiante est une autre histoire.

Pierre Maillot, juin 2002.