(mmlux.htm)

(Texte et dessins de Jean BRUA)


   Ils faisaient partie des plus petites salles d'Alger (moins de 200 places, probablement) mais, en ces temps où la notion de "complexe" était encore inconnue, leur duo était le seul du genre.

   Lux et Midi-Minuit. Midi-Minuit et Lux. Entre les rues De-Gueydon et Mac-Mahon, deux cinémas-couloirs, bas de plafond, adossés l'un à l'autre par leurs écrans comme des siamois par le bassin. Aussi inséparables que Laurel et Hardy, Abbott et Costello ou... Dr Jekyll et Mr Hyde. Car, si le Lux était considéré comme un cinéma ordinaire, plutôt moins agité que les salles de Bab el Oued et Belcourt et même que le Star et l'Olympia, ses voisins du quartier Isly, le Midi-Minuit traînait une odeur de soufre, une réputation glauque, du point de vue de la bonne tenue et des bonnes moeurs. Non sans quelque raison, comme on le verra plus loin, mais avec une part d'exagération, de commérages, voire de cabale peut-être attisée par les gros cinémas "bourgeois" Paris et Régent, qu'agaçaient les innovations du moustique d'en face : séances permanentes et bouquet d'actualités.

   Il y a maintenant bien longtemps que la télévision a tué les "actualités" qui constituaient la première partie d'une séance de cinéma, avec le "p'tit Mickey" ou le documentaire (presque toujours sifflé) sur la mise en boîte des sardines basquaises ou la fabrication des pièces trouées de 5 centimes. Mais, pendant la guerre et, en gros, jusqu'à la fin de décennie 50, le résumé filmé des nouvelles de la France et du monde était incontournable. En 1943, l'astuce de la direction du Midi-Minuit avait donc été de proposer des séances exclusives groupant les éditions hebdomadaires de "Gaumont", "Actualités françaises" et "Fox-Movietone" (rappelez-vous le générique-ballet de belles gymnastes américaines, sur fond de fanfare de "marines"). La formule - vite étendue aux programmes classiques - avait d'autant plus de succès que l'on pouvait arriver en cours de séance et repartir de même, après avoir vu et revu le spectacle à volonté. Le "cinéma permanent" était né et, pour l'aoufiste qui sommeillait dans chaque Algérois, le prix d'entrée modique et l'attrait du "non stop" incitaient à passer des après-midi entiers sous le plafond orné de soleils et de lunes en papier argent du Midi-Minuit.

   Une aubaine pour les couples (les petites loges du fond facilitaient l'intimité), mais aussi pour les dragueurs de toute sensibilité, embusqués dans l'ombre comme des araignées sur leur toile. Pour éviter d'être frôlé par l'un de ces personnages (fût-il renommé ) au moment le plus palpitant de la prise de Berlin, de la finale Racing-Lille ou de "La Chevauchée fantastique", mes copains et moi préférions fréquenter ce cinéma en force, en occupant parfois des rangs entiers et en faisant plus de bruit que les "orgues de Staline", le public du stade de Colombes ou la Winchester de John Wayne, qui se déchaînaient sur l'écran du moment.

   C'est alors que le sherif du lieu, lampe torche au poing, intervenait pour ramener l'ordre. Il y aurait un livre à écrire sur les ouvreuses des cinémas populaires d'Alger, dont le sage uniforme anthracite à col Claudine s'exposait en première ligne à tous les risques de rébellion, de quolibets et de pince-fesse. Celles du Midi-Minuit, triées sur le volet de la vigilance et de la vigueur, auraient mérité de porter le képi, mais elles n'avaient pas besoin de cet accessoire pour imposer leur autorité aux contrevenants de tout poil : "Antantion, hein ! La prochaine fois, c'est la sortie de secours !".

   Les sorties de secours des deux cinémas donnaient sur un passage couvert qui reliait la rue de Gueydon à la rue Mac Mahon et permettait ainsi de se rendre du Midi-Minuit au Lux et inversement, quand subsistait une petite faim de ciné. Elles étaient bien entendu très surveillées, car certains spectateurs, non contents d'avoir vu trois fois le programme, tentaient souvent, au moment de la sortie, d'en faire profiter un camarade posté à l'extérieur.

   Le Midi-Minuit a souffert de la généralisation de la formule "permanent" dont il avait été le pionnier. Redevenu un cinéma comme les autres, mais toujours suspect aux familles "comme-i-faut", il a fait de moins bonnes affaires et pendant un temps indéterminé (un à deux ans) a cédé la place à une "académie de ping-foot" violemment éclairée, et de ce fait incompatible avec les activités louches, notamment celles des "chevaliers de la lune" dont il a été question plus haut.

   Il semble, d'après les programmes de l'époque retrouvés par Gérald Dupeyrot, qu'il n'ait repris une activité régulière de cinéma qu'à partir de 54 et jusqu'à la fin, en 62. Pendant cette période, ont été programmés notamment : Belles de nuit (René Clair), Hôtel du Nord (Marcel Carné), La Ronde (Ophüls), La loi du silence et Le grand alibi (Hitchcock), La Fureur de vivre (Nicholas Ray), avec James Dean, et quelques-uns des Lemmy Caution et des Gorille (Bernard Borderie) qui révélèrent Eddie Constantine et Lino Ventura. Après l'indépendance, il aurait continué sous le nom d'El Hayat.

   Le Lux, lui, resta fidèle au poste de bout en bout, malgré la séparation intermittente d'avec son siamois. Gérald nous apprend qu'il s'appelle maintenant Sindbad (pour nous, un coup de chapeau au film de Richard Wallace de 1947, avec un Douglas Fairbanks plus bondissant que jamais). Il était d'ailleurs "cinéma d'art et d'essai" sans le savoir, affichant plus régulièrement que son jumeau le meilleur d'Hollywood : Hitchcock, John Ford, Fritz Lang, Michael Curtiz...

   Mais il faut croire qu'une réputation de qualité et de sagesse laisse moins de traces dans les mémoires, car c'est bien du Midi-Minuit, "mouton noir" des salles de spectacle d'Alger, que les anciens se souviennent le plus souvent.

J.B.




Le grand écrivain André Gide fut un habitué du Midi-Minuit pendant qu'il était réfugié à Alger (1943-45).


La salle alignait une dizaine de "ping-foot" de qualité et quelques petits "billards à bouchons" comme on en voyait dans beaucoup de cafés d'Alger.



C'est la valse brune
Des chevaliers de la Lune
Que la lumière importune
Et qui recherchent un coin noir.


G. Villard / G. Krier (1909)