Tous aux abris !
Souvenirs de 1942-1943
par Georges Lévy
Avec la rue Tirman, je pouvais dévaler de la rue Michelet, croiser la rue Clauzel, et aboutir à la rue Sadi-Carnot, par les escaliers qui commençaient à la hauteur de la rue Marceau. Ces escaliers, eurent, outre la fonction de m'essouffler quand j'étais chargé d'un lourd cartable et du Gaffiot, sur le chemin du Lycée, une autre peut-être peu connue sur les ondes d'Esmma: Profitant de la pente raide de ces marches, la Ville d'Alger avait creusé une galerie, en son centre, qui servait de remise aux services de la voirie, fermée par une porte en fer. Apres le débarquement des Allies, du Huit Novembre 1942,cette grotte fut transformée en abri pour la population du quartier. C'est à dire, pour ne pas qu'on s'y méprenne, fut ajouté au pochoir, le mot "Abri", sans plus. La gare de triage de l'Agha, le centre ferroviaire, le port, les bateaux, les innombrables convois militaires, tout cela étaient la cible facile des avions allemands qui vinrent bombarder Alger. Lorsque la nuit tombait, recommençait le même manège: le hurlement des sirènes d'alerte nous tirait du lit avec les boums-boums de la défense anti-aérienne. Ma mère, seule avec deux enfants, (mon père étant sur le front de Tunisie), avait fait de son mieux pour s'organiser: je dormais dans mon petit lit dans sa chambre à coucher, et les vêtements de chacun étaient soigneusement rangés, en cas… Il fallait, suivant la logique, et dans l'obscurité que la défense passive rappelait aux habitants à grands coups de sifflet, descendre les cinq étages pour s'engouffrer dans le proche abri. Avec l'expérience, et pour gagner du temps, ma mère me couchait tout habillé. Inutile de vous dire, que souvent réveillé en sursaut, je ressemblais plus à un poisson sortant de l'eau, et il fallait entièrement me changer! Arrivés enfin à l'abri, chacun avec son siège pliant, car il fallait y séjourner longtemps jusqu'à la sirène de fin d'alerte, pour moi le drame commençait. Cette galerie, avait bien une entrée, mais pas de sortie, et donc pas d'aération. Aux premières lueurs des projecteurs de D.C.A. qui balayaient le ciel, les soldats américains, postés tout juste en face, sur le trottoir, d'un coup de couteau dans des caissons empilés, libéraient un nuage fumigène qui devait masquer la ville. Les deux vieux de la Défense Passive, avec leur fusil de chasse en bandoulière, ne pouvaient empêcher cette fumée pernicieuse d’envahir l’abri et mes poumons. Malgré un mouchoir imbibe d’eau de Cologne sur mon nez j’étouffais, toussais, et développais un asthme fâcheux. Le matin, mon frère montant sur la terrasse, récoltait les éclats d’obus des Bofors (canons de D.C.A à tir rapide d'obus de 40MM), et me les offrait en consolation.
Un
canon Bofors dans le port d'Alger
Dans l’après-midi, pour respirer un air plus vivifiant, nous allions aux jardins qui entouraient le Monument aux Morts, et là, je rencontrais tous ces soldats alliés qui à la vue de mes boucles blondes m’offraient ces trésors qu’étaient les pastilles de couleur des bonbons acidulés, et bien sur des Chewing-gums, des Wrigleys authentiques dans leur étui blanc cerclé de liseré rouge, et je jouais avec leurs calots, assis sur leurs genoux.. Les nuits ou l’aviation avait été particulièrement active, les ballons, ces saucisses qui encablées aux bateaux, les protégeaient des vols en rase-mottes, avaient été détachées et crevées et allaient atterrir sur les hauteurs de la ville. C’etait une aubaine pour les algérois, cette baleine dégonflée était une mine de matière première pour les savetiers: le caoutchouc épais devenait les semelles et les lanières des sandales locales… Pour les chaussures de femme, nous allions à Saint-Eugène, en calèche, l'unique moyen de transport. Quel délice que de voyager au trot de ce cheval! Nous descendions quelques escaliers pour entrer chez un sabotier. D'un coup de crayon autour du pied en place sur du papier journal, il faisait sur mesure, d'un morceau de bois blanc, une magnifique paire de chaussures stylisées à talons pentus et épais. Comme ce travail demandait plusieurs visites pour l'essayage, je pus jouir du bercement des bruits de sabots sur la route, tout en regardant tout en bas les cabanons et les frisures blanches de l'eau bleue. Si ce texte
vous rappelle votre enfance, j’en serai bien heureux… Et si, à un
prochain voyage, Yves pouvait photographier ces escaliers de ma
jeunesse, alors tout serait parfait.
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