Il avait droit de vie et de mort sur nous. Enfin, sur nous pas vraiment, mais c'était pire… sur nos âmes. On avait 10 ans, et il fallait dans la pénombre de Saint-Charles s'agenouiller d'un côté ou de l'autre du confessional, en récapitulant ce qu'il y aurait à avouer - et ça, c'est un péché, aussi ? - déjà rien que dans notre tête, notre voix elle tremblait. Et puis venait le moment où glissait le volet derrière lequel l'abbé, profil à peine visible derrière les croisillons de bois, chuchotait son bonjour. On le distinguait vaguement dans l'obscurité la tête penchée et les yeux mi-clos. Lui, il voulait ainsi montrer à quel point il était attentif à notre confession, mais ça pouvait s'interpréter aussi qu'il avait déjà l'air catastrophé rien qu'à l'idée de ce qu'on allait lui annoncer ! Et puis, malgré la grille de bois, on savait bien qu'il reconnaissait le moindre d'entre nous… Il était où, l'anonymat soit-disant garanti, dans cette histoire ?
Parce que la pénitence, ce n'était pas les "Je-vous-salue" et les "Notre-père" qu'il allait nous condamner à débiter, non, la pénitence c'était l'abbé Le Cocq lui-même, qu'on croiserait dans notre église, dans nos rues. C'était son regard d'aigle, flamboyant comme une épée d'archange, sans peur mais non sans reproche, menaçant comme un couroux divin par intérim, qui se posait sur nous et nous rappelait les pauvres péchés que nous lui avions balbutiés. Qui se posait sur nous pendant la messe, si par malheur on faisait un rien de travers… Comme par exemple passer la langue sur l'orange confite plantée en sommet de rameau avant qu'il n'ait été béni. Ou, quand on a eu grandi, jeter un coup d'oeil sur une consoeur communiante assise de l'autre côté de l'allée centrale, du côté des filles… Une pour qui notre jeune coeur frémissant s'était pris à battre. Ou, encore pire, les deux à la fois, avec un petit air entendu… Le regard en coulisse vers la catuchumène convoitée, et la langue pourléchant le fruit défendu (je fantasme, évidemment, pas un d'entre nous, même le plus effronté, n'aurait jamais osé faire un truc pareil ! Pas même on n'y aurait pensé ! Innocents qu'on était !). Je veux bien croire que pour certaines âmes pures, pour qui le meilleur cadeau Bonux était une blancheur immaculée, l'abbé Lecocq puisse aujourd'hui représenter quelque chose de merveilleux, moi, en tant qu'ex-petit garçon de 10 ans, permettez-moi d'être un chouïa plus réservé… Enfin, je dis ça, mais… Le souvenir de mon enfance serait-il meilleur si notre abbé avait été différent ? Moins aigü ? Plus anodin ? S'il m'avait moins impressionné ? Non, au contraire, peut-être même que je ne m'en rappellerais plus, de notre abbé Le Cocq… Et puis certains ne se se souvenaient-ils pas de lui un 26 mars 1962, lors du massacre de la rue d'Isly, il était présent, et sous les balles, il allait de corps en corps, dispensant l'absoute à ceux de nos concitoyens en train de mourir. Désormais, il restera à jamais le petit chanoine crâne et fulminant de cette paroisse qui fut la mienne en cet Alger des années 50. Certains, qui auront eu de lui une connaissance moins superficielle que la vision limitée et apeurée de ce petit garçon que je fus, seront capables de nous dire qui il était vraiment. La parole est aux Es'mmaïennes et Es'mmaïens… Gérald Dupeyrot
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Nous sommes à la fin de l'histoire. J'ai repris et actualisé un peu cet écran. Il avait été mis en ligne en 2005, nous sommes en 2020. Quinze ans se sont passés. Ci-dessous, la tombe de l'abbé Le Cocq dans le cimetière de Tregastel (22 Côtes d'Armor) nous apprend le nom de cette femme (celle portant la coiffe bretonne ?), qui souvent accompagnait notre curé dans les rues d'Alger. Le regard sévère, elle scrutait sans aménité les paroissiennes qu'ils croisaient, elle était la duègne de l'abbé, elle le chaperonnait contre les tentatives de séduction que sa trop accorte bonhomie et son oeil si pétillant auraient pu susciter. Ah ça, il ne risquait rien ! Germaine était le champ de mines protégeant la vertu de l'abbé et le salut de son âme ! Car l'inscription sur la tombe nous apprend qu'elle s'appelait Germaine, et sans doute était-elle sa soeur.
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