LES PLUS BELLES VACANCES À LA PÉROUSE


Par Jo Cabrera

Dessin de Jean Brua



   Avez-vous connu ou entendu parler du "Village de toile" de La Pérouse, camping autorisé par la Mairie du Cap-Matifou et réservé à une quarantaine de familles habitant Alger et les environs ? Fanou (François Cuesta), courtier en fruits et légumes, et les week-ends, animateur d'orchestres de danse, dont Lucky Starway, André Ménella, Martial Ayella et d'autres encore, était le représentant de la communauté auprès du Maire, le Dr Bilschelberger (que ses descendants veuillent bien m'excuser si j'ai estropié leur patronyme). Je l'ai assisté à au moins deux reprises. Nous nous entendions sur le montant du "don" à faire à la mairie et nous divisions la somme par le nombre de lots, chacun correspondant à une famille.

   Il s'agissait, en fait, du terre-plein faisant partie du Centre Sirocco et du bâtiment de la Marine, connu sous le nom de "Voilerie". Nous tracions sur le sol, à la chaux, les limites de chaque lot correspondant à environ 50 m2, clôturé par du lattis roseaux sur une hauteur de deux mètres. Il y avait deux zones. La première, en bord de mer, à 5 mètres des rochers délimitant le terre-plein, ce qui permettait aux possesseurs de pastéra ou de palangrier d'amarrer leur embarcation à ces rochers et la seconde, à 6 ou 7 mètres derrière la première.

   Mon installation comportait une salle à manger-cuisine, d'environ 25 m2 et, à l'arrière, 2 tentes, dites "bonnet de police", la chambre des parents et la chambre des enfants. Ce matériel était loué, pour la période du 1er juillet au 15 septembre, chez les Ets Vidal & Manégat, à Saint-Eugène. C'était une véritable expédition, car tout ce matériel pesait lourd et il fallait le transporter de Saint-Eugène à La Pérouse.

   Arrivés à pied d'oeuvre, il nous fallait dormir à la belle étoile, afin de surveiller notre chargement.

   Le lendemain de bonne heure, commençait le montage. L'ossature de la salle à manger était constituée de gros chevrons assemblés, pour la partie haute, par de grosses équerres en acier et d'énormes boulons. Les 4 poteaux porteurs étaient enterrés, d'au moins 40/50 cm. Il fallait être prudent car, lorsque soufflait la "baffagne"... les risques étaient grands.





   Imaginez un parallélépipède recouvert d'une très grande bâche partiellement rabattue sur trois côtés. J'avais innové en garnissant la façade antérieure de la salle à manger de deux fenêtres basculantes constituées d'un cadre en bois garni de lattes croisées.

   Les chambres (bonnets de police) étaient pourvues de lits normaux (sommiers et matelas) et de petites armoires-penderies. Je dois préciser que tout ce matériel domestique (sauf linge de maison et vêtements) était entreposé dans un garage que nous partagions avec des cousins et que nous louions à une vieille dame qui habitait La Pérouse à l'année. L'été 1958, je décidai, en accord avec ma boîte, d'étaler mes congés sur la durée des vacances scolaires. Je "descendais" sur Alger, les trois premiers jours de la semaine et je restais à La Pérouse du mercredi soir au lundi matin. Vous parlez d'une aubaine ! Je précise : je descendais le matin et remontais le soir les lundis, mardis et mercredis, bien sûr !

   Nous étions ravitaillés, pratiquement tous les jours, par le boulanger, le boucher-charcutier, le marchand de légumes, le poissonnier (Nounou) qui nous faisait les brochettes et merguez le soir) sur la terrasse du café Anglade, à l'entrée du port.

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   Les pêcheurs amateurs, bien armés, réalisaient des pêches miraculeuses (à preuve, sur la photo à gauche : "Fanfan" Hess et Capo). L'un de mes cousins avait ramené un jour trois pièces énormes, représentant environ 90 kgs. Je dois préciser qu'il était équipé pour la pêche "au gros" et, pour les connaisseurs, il amorçait au "vif". Ce poisson, bien sûr, était partagé et faisait le bonheur de nombreuses familles.

   C'était souvent l'occasion de fêtes improvisées et la venue de musiciens, grâce à Fanou. Michèle Salério, nièce d'Andrée et Fanou Cuesta, aujourd'hui installée près d'Alicante, s'en souviendra certainement !

   Un après-midi, Andrée, mon épouse, eut l'idée d'organiser une soirée costumée, avec les moyens du bord. Comme vous devez le penser la garde-robes des "campeurs" était plutôt limitée ! Alors, elle imagina de confectionner pour les filles, avec de petits draps de lit, des tuniques "romaines", avec fronces sur l'épaule gauche, légèrement bouffantes à la taille et pour garniture un coeur de laitue épinglé sur la poitrine (ces précisions techniques m'ont été fournies par Andrée). Certains s'étaient confectionnés avec des tricots marins en coton, rayés bleu et blanc, des espèces de barboteuses.

   Pour ma part j'avais enfilé un pyjama à grosses rayures et je m'étais affublé d'un dentier, dont les incisives supérieures débordaient sur la lèvre inférieure. Je m'étais approché d'un jeune marin, intrigué par le remue-ménage que nous faisions, afin de lui offrir un morceau de biscuit. À ma grande surprise, il détala vers la Voilerie. Je lui avais fait peur ! Preuve que mon déguisement était réussi !

   Quelques fois, en fin d'après-midi, l'on décidait de se faire, après dîner, une soirée "glaces". Le volontaire-désigné, Jo, qui avait 50 ans de moins en ces temps héroïques, descendait jusqu'au Champ de Manoeuvre, et ramenait, de chez MARTINEZ (pâtissier-glacier), entre 6 et 10 bombes glacées (en fonction du nombre de convives). Inutile de vous dire que la 4CV, équipée de la pipe "auto-bleue", carbu double-corps, pétait les flammes !

   Il nous arrivait aussi d'organiser des soirées "brochettes-merguez" auxquelles ne participaient que quelques familles proches, afin que le nombre de convives ne dépassât pas 25/30. Le barbecue était constitué d'un petit fût métallique coupé en deux, percé, supporté par deux petits tréteaux métalliques, surmonté d'une grille sur laquelle étaient posées brochettes et merguez. L'un des "campeurs", agriculteur-viticulteur, du côté de l'Arba, nous amenait deux bombonnes de "son" vin rosé.

   Ah ! Et les oursinades mémorables ! J'étais le plus malchanceux des baigneurs car, m'entêtant à ne pas mettre d'espadrilles ou de sandales en plastique (que je ne supportais pas) je détenais le record des épines d'oursins dans la plante des pieds. Ma soeur aînée s'était spécialisée dans l'extraction de ces piquants.

   Les enfants s'en donnaient à coeur joie. Ils passaient, en moyenne 5 à 6 heures par jour dans l'eau. Mon fils nageait dès 5 ans, comme tous les autres enfants. Nous possédions, à trois, mon frère qui l'avait fait construire, mon beau-frère et moi, un petit bateau de 3m 80, à l'avant ponté, que l'on avait baptisé "Petite Fleur", en souvenir du célèbre slow de Sidney Bechet (l'une de mes nièces en avait eu l'idée).

   J'avais renoncé à l'utiliser car, dès que l'on jetait le grappin, pour commencer à pêcher, le mal de mer me prenait et je n'arrivais pas à remonter les trois "gros yeux" (fausse daurade) accrochés à ma ligne. Je gâchais la partie de pêche car il fallait me ramener à terre.


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Non, il n'y avait pas que le "Petite Fleur" ! Voici le "Speranza", avec, tête baissée, Jean Palomba,
aux rames René, un jeune "patos" du contingent, et mon fils Jean-François, à 10 ans...

   Que de souvenirs accumulés à La Pérouse ! Le jour où nous avons décidé de "se" faire une "paella" entre hommes. Nous étions une bonne vingtaine, pour ne pas dire plus. Nous nous étions réunis sur le bord d'une petite crique, dite "le cochonnier", juste après le Centre Sirocco. Nous avions amené tout de qu'il fallait à savoir, riz, poulet, lapin, porc, crevettes, moules, calamars et, bien sûr "Spigol", l'indispensable safran, sans oublier le bois, nécessaire à la cuisson. Pour les boissons : anisette "Cristal", vin rosé, en abondance, et quelques bouteilles d'eau.

   Pour la kémia, seulement des oursins, mais pas moins de deux corbeilles maraîchères. Les agapes terminées, retour au "camping", avec traversée de La Pérouse en voitures, dont la première, décapotable avec, en gibus, "Tonet" Reig, nommé, pour la circonstance, Maire du village de toiles. Tonet, dit "le manchot", était une figure et du "Moulin", rue Sadi-Carnot à Alger (où il était commerçant en meubles) et de La Pérouse, où il possédait une villa. Terrible pêcheur devant l'Eternel, il partait seul, avec son palangrier, tenant la barre et il amorçait ses lignes et pêchait avec son seul bras. Il était d'une habileté incroyable.

   Il se servait de ses dents et de sa seule main pour garnir ses hameçons ! C'était à voir !

   La nostalgie de ces moments, uniques, exceptionnels, me prend, et, alors, j'en ai les larmes aux yeux... sans aucune honte, sans crainte de ne pas passer pour le "matcho" que se veut tout bon "Pied-Noir" !

   Ce sont, pour moi et pour les miens, les plus belles vacances passées en Algérie jusqu'en septembre 1961 ! Et dire que nous pensions nous retrouver à La Pérouse en 1962 ! Nous étions des optimistes naïfs, crédules, heureux... devenus malheureux d'avoir perdu "notre paradis". Combien sommes-nous, aujourd'hui, à pouvoir parler de cette Algérie Heureuse ?



Jo Cabrera



   P.S. La vieille dame, chez laquelle nous entreposions notre matériel, cela me revient à l'instant, s'appelait Madame Valette.





La même poêle, prise un coup d'un côté, un coup de l'autre. Un "champ-contrechamp" comme on dit au cinéma... Comme ça, on a les tentes comme on les voyait quand on revenait de se baigner, et la mer comme on la voyait depuis les tentes.
Sur la photo ci-dessus, de gauche à droite : Nicole Taddeï (en deux-pièces genre Vichy), Carmen Rico-Barone (avec foulard sur la tête), un petit garçon, Andrée Cabréra (en robe à motifs, et bouteille et verre en mains), Danièle Taddeï (en robe sombre), Louisette Windels (short et corsage clairs), Raphaël Barone (l'homme à la casserole) et... l'inconnu de service.

Et ci-dessous, une partie des mêmes : Rahaël Barone (décapité), son épouse Carmen (plus petite que lui d'une tête),
Andrée, deux autres petits garçons à chapeaux de paille, et, assise, Nicole Taddeï.



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