Galerie de profs
(toute ressemblance avec des personnes existantes
ou ayant existé serait purement volontaire)


Les talons lisses de Jean-Achille
Par Jean-Paul Follacci



    Les élèves de seconde AB1 eurent durant une décennie un privilège : l'enseignement de lettres classiques du professeur Jean-Achille Laherre.

    Ses élèves pouvaient de prime abord se laisser abuser par son apparence, être tentés de moquer une élégance désuète, un vocabulaire châtié à la limite de la préciosité et, inhabituelle dans le contexte, une courtoisie pointilleuse à leur égard. Cela ne durait pas. Ils étaient vite saisis par l'acuité du regard qui jaugeait chacun d'eux avec un intérêt teinté d'ironie. Ils étaient ensuite captivés par son discours qui rendait subtilement accessibles, attrayantes des parcelles de son érudition. Avec lui, Pascal, Rousseau, cessaient d'être de rébarbatives " questions de cours " ; ils s'incarnaient, devenaient des hommes qui s'adressaient à eux pour dire leur angoisse, leurs émotions, tenter de les convaincre, et qu'ils restaient libres de suivre ou de contester. Particulièrement stimulants, les copieux commentaires qu'il rédigeait en marge et en tête des dissertations qu'il corrigeait relançaient la réflexion de leurs auteurs. Il s'astreignait d'ailleurs à fournir à la classe, pour chaque devoir, son propre développement en se gardant de le présenter comme la réponse idéale au sujet.

    Cette année-là, en introduction à Molière, opposant Scapin à Alceste, Monsieur Laherre distingua et hiérarchisa les différents modes et ressorts du comique que les élèves devraient reconnaître dans les scènes qu'ils auraient à analyser. Au bas de l'échelle, le rire mécanique ou irrationnel ne devait pas être méprisé : " dès l'antiquité, des auteurs tels qu'Aristophane n'ont pas dédaigné d'y recourir. Il survient soudain, de façon irrépressible, devant des événements incongrus qui rompent brutalement l'ordonnance logique de la réalité ; le rire peu charitable déclenché chez certains par la chute d'un camarade en constitue un exemple trivial ".

    Pédagogie par l'exemple ?

    Quelques jours plus tard, le tram TA numéro 2 stationnait sous la pluie à son arrêt du parc de Galland quand, sur le trottoir devant le magasin "Gene Fontaine", apparut la longue silhouette du professeur, serrée dans un manteau noir. Les mains gantées embarrassées par sa serviette de cuir noir et par un parapluie noir chahuté par le vent, il avançait précautionneusement sur le pavé mouillé, tendant le col sous son fin visage moustachu et le chapeau noir à bords roulés. Son pince-nez était sans doute mouillé, embué, ses escarpins noirs étaient peut-être trop lisses... Il se retrouva sur le dos, jambes en l'air, lâchant la serviette tandis que le chapeau roulait et que le parapluie s'enfuyait inexorablement.

    Un rire énorme secoua immédiatement le wattman, le receveur et les cent cinquante voyageurs entassés dans le tramway et fut prolongé par les commentaires de quelques Cagayous en herbe. Et, bien qu'ils le respectassent, ses élèves présents furent doublement hilares. Ils savaient pourquoi. Mais ils éprouvaient aussi un sentiment bizarre, nouveau pour eux, d'attendrissement et de mauvaise conscience.

Jean-Paul Follacci

© janvier 2002