À MADELEINE LABATUT
Maîtresse à la Maternelle de la rue Laplace
QUI A 100 ANS CE 15 FÉVRIER 2007
Avec mes remerciements à sa fille Christiane. G.D.

Madeleine en 1973
En vous souhaitant un bon anniversaire, je vous dédie, Madeleine, en très modeste hommage, ce souvenir, cet éclat de mémoire qui nous parle de vous...
Vous, qui avez été, pour beaucoup d'entre nous, du quartier Agha-Clauzel-place Hoche, notre seconde sage-femme, puisque vous nous avez fait passer dans un Nouveau Monde, dont les livres seraient les trésors, et nous, les Conquistadors. Pour ceci, Madeleine, merci.
Dans le texte qui suit, extrait de "Lettres à mon père", recueil de récits personnels, c'est à mon père que je m'adresse...
"Te souviens-tu de Madame Labatut ? Voilà, oui, ma maîtresse de maternelle, à l'école de la rue Laplace. C'était l'année scolaire 51-52. Je la trouvais très belle. Elle me faisait penser à une actrice brune et sensuelle dont le visage pensif et penché faisait la couverture d'une revue de cinéma. Une de celles que maman laissait négligemment traîner sur sa coiffeuse, histoire que ce coin de chambre ressemblât à ceux des films sentimentaux dont elle raffolait, luxe, arums, smokings, strelitzias et crêpe de Chine. Selon les semaines, la couleur d'impression de ce magazine changeait : soit bleu saphir, soit sépia, soit vert émeraude. Cette semaine-là, Gaby Morlay, car c'était elle, était en vert émeraude. Oui, je trouvais qu'elle ressemblait à Gaby Morlay, Madame Labatut, et que c'était drôlement bien d'avoir une maîtresse belle comme une vedette de couvertures glamour... Je n'ai pas de souvenirs très précis de Madame Labatut, sinon celui, aigu, lancinant, d'un bref moment amer et délicieux, où toi, mon père, et elle, vous êtes trouvés réunis de mon fait, sans que vous en ayez jamais rien su (enfin, que je croye !).
En véritable amoureux latin de quatre ans, j'étais jaloux. Jaloux à en crever de celui que je considérais comme le chouchou de ma maîtresse révérée. Son nom à lui m'échappe, et pour cause... Il ne survivra pas. Dans les mémoires, bien sûr... Bien fait pour lui. J'aurais été, à jamais, le seul à revoir sa tête dans mon souvenir... Car je la revois très-très bien sa tête ! Un petit brun à la houppette bouclée... Oui, quoique brun, il avait le cheveu bouclé, et non pas frisé. Ça a son importance... Il avait l'assurance aimable des enfants bien nés. Paré pour tous les concours du plus beau bambin... Toujours prêt à apprendre sans effort l'admirable petit compliment qu'il débiterait avec la modestie gracieuse qui convient, aux applaudissements émus et discrets de ses géniteurs modestes mais fiers... Sa vie s'annonçait comme un long fleuve tranquille... Vous voyez le genre... Moi j'avais le cheveu raide, l'émotion à fleur de souffle, et pour tout dire, un coeur de lièvre. Lorsqu'il battait, c'est ma vie entière qu'il emplissait et qu'il engloutissait tout à la fois, il devenait le monde à lui tout seul, et rien d'autre n'existait. Une vraie infirmité.
Un matin, pendant le cours, il avait demandé à aller "au cabinet" (comme on disait alors). Pas mon coeur, le chouchou à la houppette. Permission accordée. Il revient. Je demande à mon tour la même permission. Madame Labatut, sûrement pas dupe de mon caprice de jaloux, me la refuse. Horrible dépit, humiliation insupportable, chagrin ravageur... Je me lève, et de toute la vitesse de mes petites jambes, je m'enfuis. J'ai dû dévaler les escaliers, notre classe était, j'en suis presque sûr, au premier étage. Pourquoi le grand portail en fer donnant de la cour dans la rue est-il ouvert ? En tout cas je déboule dans la rue Laplace... Je prends à droite... Vers la rue Tirman... Ma maîtresse à mes trousses... Elle me poursuit sur ses hauts talons, gênée dans sa course par l'étroitesse de la jupe de son élégant tailleur gris. Et comme elle est petite, elle va mettre du temps à me rattraper... la mode est à la jupe serrée, qui se finit un peu en dessus du mollet. Quand on court, les cuisses sont comme baillonnées, les jambes commencent à fonctionner trop bas, à l'axe des genoux ligotés. Ce sont ses petits ciseaux contre la moulinette de mes gambettes. Son délicieux parfum, encore cinquante cinq ans après, est toujours sur mes talons, prêt à m'envelopper.
Arrivé rue Tirman, je n'ai qu'une idée : prendre à gauche, la remonter, elle est assez en pente, me réfugier chez toi (ta boutique-bureau, à l'époque, se trouve encore là, dans le haut de la rue, dans son dernier tronçon avant la rue Michelet, sur le même trottoir que celui où je cours, celui de gauche). Ou bien est-ce que je cours au milieu de la chaussée, rendant encore plus impérieuse l'urgence qu'il y a à me rattraper ? Juste avant d'arriver à la rue Denfert-Rochereau, qui coupe la rue Tirman à la hauteur de l'église espagnole, je suis repris. Ensuite, le noir total. Pas d'autre souvenir, ni sur mon retour à l'école, ni sur ce qui s'ensuivit... Tu vois, même quand je me mettais hors-la-loi, tu restais mon refuge. Comme un pendard au Moyen-âge, j'aurais crié "asile !" en mettant le pied dans ta cathédrale de livres. Loupé ! Ce sont les bras de ma maîtresse qui m'ont capturé, qui m'ont ramené à l'école. J'imagine le paquet de rage, d'humiliation, de désespoir, qu'elle avait dû avoir à tirer, à réduire, à calmer... J'avais couru d'un amour à un autre, ce n'était que ça, rien que de l'amour. Toujours courir d'un soleil à un autre, d'un chagrin à un bonheur, d'une détresse à un réconfort. Déjà ma vie était ce qu'elle serait toujours. Merci Madeleine. Merci René."
(Gérald Dupeyrot,
"Lettres à mon père, Sous la peau de l'eau").
PETIT PLAN POUR SUIVRE LA TRAQUE HALETANTE DE GÉRALD PAR MADELEINE
QUELQUES CLASSES DE "NOS" ANNÉES, DONT MADAME LABATUT FUT LA MAÎTRESSE