Aux étudiants d'Alger (1948)



Quand Madame Jacob sortait dans sa calèche,
Qui songeait, au milieu des rires et des cris,
Qu'elle avait été jeune et fraîche
Et quelle avait eu "ses esprits".

Quand elle secouait sur sa vaste poitrine
Médailles et rubans d'Ordres inattendus,
Qui donc, devant cette vitrine,
Savait qu'elle en avait vendu ?

Et quand elle prenait noblement la parole
Pour jurer au Baron loyauté sans retour,
Qui se disait qu'elle était folle
Mais qu'elle avait connu l'amour ?

Son dernier Carnaval fut pour moi prophétique.
Le visage était grave et je la vois encor
Dans cette majesté languissante et mystique
Du soleil qui se meurt, dépouillant son décor.

Car le décor ne fut jamais qu'une dépouille.
Les neiges de l'hiver et les ors de l'été
Et l'azur du printemps et l'automnale rouille,
Ce sont les oripeaux de la réalité.

La "Baronne" était triste en contemplant la foule,
En écoutant le bruit qui montait sur ses pas.
Peut-être songeait-elle : "Ils ont perdu la boule…"
Ou restait-elle absente aux folies d'ici-bas ?…

Madame, êtes-vous morte ainsi que Don Quichotte,
appelant chaque chose et les gens par leur nom ?
"Je suis, murmure-t-il pour Sancho qui sanglote,
Alonso Quixano, jadis nommé Le Bon…"

Peut-être maintenant savez-vous qui vous êtes,
Alors qu'on s'attendrit sur ce que vous étiez,
Alors que la Folie a quitté votre tête,
Alors qu'il est trop tard pour en avoir pitié ?…





ES'MMA JiBé
07/11/2010 21:50

L'ami Bérenguer a évoqué, dans son récit de la journée (des dupes) du 4 juin 1958, le personnage de Madame Jacob, promenée en ville ce jour-là, sous les fards et oripeaux de ses sorties traditionnelles lors des monômes de Mardi-Gras, de rentrée universitaire, voire de manifestations patriotiques… "Madame Jacob" (vrai nom ou pseudonyme ?), dite aussi la "Baronne Jacob", était la "marraine" des étudiants. Depuis toujours, semblait-il, tant nos concitoyens s'étaient habitués à sa présence baroque dans les défilés. Et quand on faisait reproche à ses "filleuls" du folklore estudiantin algérois d'exploiter la folie douce de la pauvre femme, ils avaient beau jeu de répliquer que c'était avec eux qu'elle passait les moments les plus heureux de son existence. Seuls les aînés d'entre eux (tous disparus aujourd'hui) auraient pu dire où l'avaient dénichée les premiers farceurs et si elle avait encore quelque famille. Ce mystère avait troublé mon père au point qu'il écrivit un poème intitulé "La Baronne", que publia au moins "Alger-Université" en 1954 ou 55. À mon grand regret, je n'ai pu retrouver ce texte dans ses archives. Si je remets la main dessus, je ne manquerai pas d'en faire profiter les Es'mmaïens. En attendant, voici toujours un petit dessin de mémoire. Peut-être infidèle, mais de forme, seulement. Car on ne peut repenser à Madame Jacob sans attachement à son souvenir.