"À la Parisienne"
(L'excellente Maison Desfeux)


par Jean-Louis Jacquemin

Sur cette photo des années 40 ou 50 (merci à Annie !),
on distingue à droite, derrière les arbres et l'arrêt du tram,
"La Parisienne".
Une quarantaine d'années se sont écoulées depuis la carte du bas de cet écran.
Au-dessus de l'entrée, le nom du nouveau propriétaire, Trolet,
est venu se superposer au "H.Desfeux" antérieur.


    Au hit-parade des belles pâtisseries d'Alger, on voit rarement citer "La Parisienne", l'excellente "Maison Desfeux". Pourtant, elle était située en plein centre, à deux pas du mythique "carrefour des Facs", au départ du bouquet des rues Monge, Berlioz et Charras, à peine en retrait par rapport à l'incontournable rue Michelet, du bon côté et juste à la limite du prestigieux tronçon de cette rue qui représentait (lire l'ami Brua à ce sujet) le seul endroit fréquentable et arpentable du dandy Gautiérain.

    Desfeux n'avait pas le prestige royal (et tapageur) de La Princière et de son célèbre Saint-Bernard en façade, ni l'originalité chatoyante et colorée de la vitrine de chez Tilburg. C'était pourtant une solide "maison", au chic discret, à l'ambiance très parisienne, et à la clientèle de bon aloi.

    Je garde le souvenir, vrai ou faux, d'une devanture gris Pompadour, sobre, avec le nom "Desfeux" en anglaises et en creux, au fronton, sur fond de marbre rose, et de vitrines aussi discrètes que cossues comme on peut en voire encore autour du Luxembourg dans les rues feutrées de la partie bourgeoise du 6ème arrondissement de Paris.

    Chez Desfeux (la pâtisserie garda ce nom même après son passage sous la houlette des Trolet), on allait beaucoup pour prendre le thé et consommer sur place.

    La décoration intérieure était également en demi-teintes coordonnées de gris et de rose un peu passés, avec de petites tables carrées entourées de chaises Louis XVI peintes dans le même ton. Le tout résolument sans tapage racoleur ni excès voyant : une neutralité pleine d'aisance tranquille, un charme discret, une promesse de qualité et de bon ton.

    En bref : une bonne adresse !

    Semés entre les tables, des comptoirs bas, à l'ancienne, exposaient leurs bienfaits tentateurs sous des vitrines de verre : Que du classique, mais de l'ouvrage soigné.

    À la Parisienne, foin de ces gâteaux tapageurs qui "présentent bien" et n'offrent que de la couleur et de l'aspect comme ces "toupies" si chères à nos compatriotes (je m'excuse par avance auprès des amateurs) qui s'esclaffent au premier coup de cuiller dans la banalité sucrée d'un contenu presque impalpable et décevant. Foin aussi des présentations sophistiquées et chatoyantes de l'excellente Princière ou des tours de main osés de chez Tilburg.

    Point, non plus, de ces créations inspirées, fantasques, délicates et parfois de génie, du cher Olcina, le pâtissier-poète de Boufarik.

    Chez Desfeux, c'était la pâtisserie française de grande tradition dans sa perfection irréprochable, dans sa simplicité magistrale, dans sa rigueur classique et... dans tous ses états !

    Une vraie référence : éclairs moelleux, à la crème tenant ses promesses et au glacé parfait ; mille-feuilles dignes du Sud-Ouest au feuilleté croustillant, à la "pâtissière" impeccable et au parfum délicat ; jésuites de grande classe à la frangipane digne du "Maître" Péchégut, à Toulouse ; Russes et Mokas francs de goût, frais de beurre et au fondant en bouche vraiment parisien ; Religieuses à se damner ; Babas au vrai rhum, ni spongieux, ni bourratifs, ni fades ni noyés (le baba introuvable.. quoi !) et "oreilles de Prussien" (on dirait, aujourd'hui des palmiers) au bon goût de "beurre de France", croustillantes et caramélisées à souhait. De surcroît, plus que généreusement dimensionnées.

    Ce furent mes préférés et récemment encore, chez l'excellent Maître pâtissier Lafon qui sait toujours les faire, et qui a eu le bon goût de quitter Toulouse pour le séjour tranquille de mon cher Verdun sur Garonne, il m'est arrivé, comme pour la madeleine de Proust, de lui en demander un avec un brin de confusion (et un sourire complice..), pour retrouver soudain Alger, le goût de mes 12 ans, et le décor gris et rose de "La Parisienne".

    Et de me régaler à le déguster en remontant ma rue, avec toute la honte bue d'un gosse pris en faute qui n'a même plus l'excuse de l'âge ni de ses culottes courtes mais qui, depuis, a appris, à s'en moquer !

    Le vrai triomphe de Desfeux, cependant, c'étaient ses "fruits déguisés".

    Là vraiment il excellait.

    C'était la mode (on en trouvait aussi chez les autres) mais il mettait une sorte d'amour-propre à ce qu'ils soient plus somptueux et plus engageants qu'ailleurs (et même que les "vrais" fruits).

    C'est là, finalement, que le chef patissier de la maison Desfeux (était-ce déjà Trolet, qui hérita du Fond?) laissait sa créativité se débrider.

    Passée l'enveloppe extérieure, fidèle à s'y méprendre au modèle (des figues vertes ou noires ventrues, à la peau ridée et à la tige lactescente; des pêches duveteuses à souhait avec un bout de queue noire et deux petites feuilles vertes; des pommes vernissées et des coings tarabiscotés...), l'intérieur, loin de cacher une simple bavaroise mêlée de gênoise ou de se suffire de pâte d'amande sans surprise, au parfum uniforme, cachait des somptuosités inédites, des trouvailles de goût, des textures délicates et surprenantes, traduisant des assemblages raffinés.

    C'était un régal et un plaisir des yeux.

    Ma grand-mère avait ses habitudes à La Princière mais elle avait, de longue date, quelque respect pour la Maison Desfeux. Elle y commandait ses gâteaux de réception.

    Mon grand-père n'était pas très sucreries mais faisait une exception pour le Saint-Honoré de La Parisienne sur lequel il consentait à sortir un de ses grands Sauternes.

    Ce fut donc le dessert habituel des "grands soirs" à la maison et personne ne s'en plaignait, à commencer par moi.

    Ma tante Mariette aimait, entre deux courses, à se restaurer autour d'une tasse de thé bien accompagnée. Comme je l'ai écrit ailleurs elle avait coutume dans mon enfance de m'amener avec elle. L'atmosphère feutrée de Chez Desfeux, situé de surcroît presque en face du lycée Delacroix où elle officiait, lui convenait parfaitement.

    J'ai gardé un souvenir vif de ces stations attendues avec gourmandise où je commandais invariablement un chocolat chaud.

    Un vrai chocolat qui n'avait pas fauté, comme de nos jours, avec je ne sais quelle poudre instantanée.

    Une tasse de parfum.. avec un abord net et franc de fèves de bonne origine, et un goût intense, profond, velouté au palais, qui durait longtemps en bouche.

    Une tasse de pur bonheur.
    La complication venait ensuite.
    J'étais rondouillard et devais surveiller mon poids.
    Je n'avais donc droit qu'à un seul gâteau. C'était l'enfer car il fallait choisir.

    O supplice ! comment renoncer pour l'un au plaisir attendu des autres !

    Vieux dilemme...

    J'essayais de prévoir et de parcourir, peu à peu, toute la gamme mais ces occasions restaient tout de même imprévisibles et exceptionnelles. J'avais aussi mes préférences que je redoublais volontiers.

    J'en souris d'autant plus que, de très longue date, je suis devenu bien plus salé que sucré. Passée la réminiscence très exceptionnelle du palmier-madeleine, cette gourmandise là ne me taraude plus guère. Mais son souvenir m'amuse.

    Je me damnerais bien plus volontiers aujourd'hui pour des réminiscences d'un tout autre parfum : un seul des beignets tunisiens du marchand de la rue Meissonnier ; ou un seul de ces makrouts encore chauds (à un douro, eux aussi...) qui couraient sous le torchon (et sur la tête) du marchand ambulant (toujours pressé : concurrence oblige...). Il remontait la rue Emile Alaux au pas de gymnastique en scandant : "Sroun ! Sroun ! Sroun !") et se hâtait vers les quartiers plus populaires de la ravine où il avait sa clientèle. Il fallait le cueillir au vol.

    Autres temps, autres lieux...

    C'est égal, j'avais conscience en "prenant le thé" chez Desfeux et en surveillant mes bonnes manières (pour la chère Tante), de participer à un rite civilisé. À un plaisir soigné de citadin occidental. À une cérémonie délicatement codifiée qui me rattachait aux racines métropolitaines de la culture familiale.

    Seule une grande ville peut se prévaloir d'avoir au moins trois pâtisseries de grande tradition.

    Et c'est vrai que notre bonne ville d'Alger, même si elle était résolument une "méditerranéenne" et savait, à la kémia, se taper dans les mains avec l'accent, avait aussi, optionnellement en partage, ce côté "bon chic, bon genre", policé et cultivé des vraies capitales européennes...

    (La tête à Alger, vous aviez dit ?...)


Jean-Louis Jacquemin , Avril 2004.


Carte postale datant de 1913
(date de la fin de la construction de la Grande Poste) ou un peu plus.
Sa légende indique que nous sommes rue d'Isly, ce qui à l'époque est exact.
Le poète est toujours vivant, ce n'est qu'après la "Grande Guerre",
pour honorer sa mémoire, que lui sera dédiée la courte rue Charles Péguy
constituée avec les derniers numéros de la rue d'Isly (là où nous nous trouvons, donc).
A droite, la rue Monge descend vers le square Bab-Azoun (qui portera un jour le nom de Guynemer, lui aussi encore de ce monde).

Tout à droite de la carte, au 3-8 rue Monge, la Boulangerie Parisienne H.Desfeux (madame H. Desfeux, téléphone 1.95) est déjà là.
Elle fait l'angle avec la petite rue Berlioz dont on ne voit que l'amorce à droite,
et qui descend vers le boulevard Baudin.
Sur le même trottoir que la boulangerie, un peu plus bas,
on distingue l'enseigne d'un marchand de volailles, puis l'inscription "granits"
qui désigne la "marbrerie-sculpture" de V.Costa.

Au centre, à la proue de l'immeuble entre rues d'Isly et Monge,
une "Épicerie Moderne" avec son auvent de toile.

Dans sa rubrique "boulangeries", l'annuaire Fontana Frères de 1922 (ci-dessous) nous donne, pour "Desfeux, Boulangerie Parisienne", trois autres adresses en plus de celle du 3 rue Monge. S'agissait-il d'autres magasins ? Des adresses de la famille ? D'ateliers ?
À suivre... (Notes de la rédaction)