Inventaire sélectif des techniques d'évasion "louettes" héritées de Latudes (1), inconnus du "Petit Lycée".


GAUTIER : LA GRANDE SCAPA

Par Jean BRUA

En trois phases, l'évasion à la Mathias Sandorf
(entre 1 et 2, le passage via les branches d'arbre offrait l'avantage du camouflage,
par rapport à la fenêtre du bureau du censeur Fantômas (F).
À droite, une partie de sfollet, à ne pas confondre avec les matchs de foot-balle
qui se jouaient dans la rue même, deux cartables délimitant chaque but.




    Au fond de la cour, à gauche, était la salle de permanence, où s'exerçait la vigilance des pions, ces personnages incertains (entre sous-prof et vieil étudiant) et souvent râpés, que, depuis bien avant le Merlusse de Pagnol, on assimile injustement à des "matons", avec cette cruauté de l'âge tendre qui les fait caricaturer pendus (les morts-pions).

    Nos pions se nommaient Grégoire, Costa-Marini, Evenou, Geannopoulos (j'en passe, et des meilleurs) et peu d'entre nous voulaient croire qu'ils pouvaient être de fins lettrés ou des matheux affûtés. Était-ce la salle de permanence qui rendait le pion impopulaire ou l'inverse ? Toujours est-il qu'il n'y avait pas de sot moyen pour tenter de se dérober aux heures desséchantes que l'on était tenu de passer dans l'enceinte de rétention en grattant distraitement quelque pensum ou en taquinant son voisin de devant sans se faire remarquer du "mirador" (le bureau monté sur estrade) où sommeillait le pion de garde.

    Pour les heures de colle du jeudi (voire du samedi, dans les cas graves), il ne fallait pas compter se défiler : toute abstention faisait doubler le tarif, sans parler de la notification aux parents, prometteuse de complications domestiques. En revanche, les heures de permanence des creux entre les cours faisaient l'objet de tentatives et manœuvres variées de "contournement". On n'évoquera que pour mémoire les plus courantes (faux billets de sortie ou de dispense, nausées, migraines et autres coliques subites), généralement éventées par le corps de garde. Mais on doit rendre un hommage particulier aux deux Latudes inconnus (à moins que ce ne fût le même) qui, à quelques années d'intervalle, mirent au point les techniques d'évasion dont il va être question ici.

    Avant d'y venir, il faut rappeler qu'à la poterne de verre qui fermait le hall d'entrée et de sortie, veillait le débonnaire, mais incorruptible concierge Lopez, à qui on ne la faisait pas, fût-on l'un des meilleurs clients de son guichet de croissants et petits pains. Aussi la méthode verticale dite "Mathias Sandorf" en hommage à Jules Verne fut-elle généralement préférée au défi direct à Lopez que constituait le recours au scapaball.

    Dans le premier cas, on opérait depuis une fenêtre de l'étage (celles du rez-de-chaussée, autant qu'il m'en souvienne, étaient grillagées). Il s'agissait de se laisser glisser classiquement le long de la façade à l'aide d'une corde apportée dans le cartable (et récupérée par un complice). Un auvent de béton facilitait l'accès à l'un des arbres de la rue Edmond-Adam (dessin du haut). La suite (de l'arbre au trottoir) était un jeu d'enfant, au moins pour ceux qui avaient quelque expérience de cueilleur de figues ou de dénicheur de merles. Le seul risque - mais non le moindre - était que Fantômas (le censeur Salini), dont le bureau du rez-de-chaussée donnait sur la rue, mît le nez à l'air à cet instant. Aussi valait-il mieux choisir une période sans partie de foot entre les trottoirs, de sorte qu'on n'eût pas à craindre l'intervention du "diable boîteux" (il traînait une patte abîmée par la guerre). Qui a pu oublier la sainte frousse que son apparition produisait chaque fois que, excédé par les cris des joueurs, il décidait d'entrebâiller la fenêtre pour laisser tomber sur eux la foudre de sa grosse voix (REN-TREZ CHEZ VOUS !), dont l'effet dispersant était instantané ?

    Les plus belles réussites de l'évasion à la Mathias Sandorf ont vu jusqu'à cinq ou six candidats emprunter consécutivement cette voie périlleuse. J'ai possédé jusqu'à la fin des années 50 un témoignage photographique d'une de ces "cascades". Le dessin dans le titre est une tentative de reproduction de mémoire. On lui pardonnera donc, cinquante ans après, d'inévitables erreurs de situation ou de proportions.

    La deuxième méthode, qu'on me permettra de nommer a posteriori "scapaball", exigeait de son pratiquant d'autres qualités qu'athlétiques. En effet, il ne s'agissait pas de faire la belle à la force du poignet, comme dans le premier cas, mais d'user des ressources du sang-froid et de la candeur persuasive pour "déverrouiller" la vigilance de Lopez et, du même coup, la porte sacrée qu'il eût défendue face et pile au péril de sa vie.

    Le sport, ici, n'était que prétexte et illusion. Est-il besoin, avant de dire pourquoi, de rappeler que les cours d'éducation physique avaient lieu le plus souvent sur les deux terrasses qui coiffaient les corps de bâtiment et dont les clôtures grillagées ne retenaient pas tous les ballons ? Dans le cas où l'un de ces derniers sautait l'obstacle, un élève rapide était désigné par le prof pour dévaler les deux étages, traverser la cour, se présenter au portier et, "extroduit" par celui-ci à l'air libre, courir récupérer le volage ustensile dans l'une des deux rues flanquant le lycée : Edmond-Adam (citée plus haut) et Courbet. Le retour se faisait par les mêmes voies, toujours au triple galop, avec, au passage, un sourire à Lopez.

    Cet incident se produisait si souvent que le concierge avait fini par ouvrir machinalement la porte à tout élève en tenue de sport se présentant à la sortie (sans ballon) ou à l'entrée (avec ballon).

    On voit déjà le parti que sut tirer de cette circonstance le père inconnu du scapaball. Et, de même que Christophe Colomb mit au point l'évidente l'astuce de l'oeuf au bout écrasé, l'inventeur de la fausse-vraie sortie imagina de se substituer à l'un de ces honnêtes ramasseurs de ballons, en changeant son ticket de va-et-vient en aller simple.

    Le reste allait de soi pour qui, comme on l'a dit, était assez culotté pour se frotter à Lopez. Il suffisait : 1) de se mettre en tenue de sport (tricot-cuissette-sandales) dans les toilettes de l'étage ; 2) de déhaler par une fenêtre le ballot vêtements-cartable à un camarade posté dans la rue ; 3) de se présenter au portier avec tous les signes de l'essoufflement et une mimique ou quelques mots évoquant la récupération du ballon. Et l'on se retrouvait dans la rue Hoche, libre de rejoindre l'entrée d'immeuble convenue avec le complice pour le rhabillage...

    Évidemment, la méthode n'était pas reproductible plusieurs fois par jour, ni même par semaine. Et ses rares pratiquants en usèrent avec assez de sagesse et de secret pour ne pas mettre la puce à la grosse oreille poilue du consciencieux concierge avant plusieurs mois. Il faut dire que le brave Lopez, qui approchait l'âge de la retraite, commençait à ne plus trop s'y retrouver dans la noria des ramasseurs de ballon vrais ou faux.



    Fut-ce lui, ou le redoutable Fantômas, ou encore le surgé Richard, l'homme aux leggins, qui subodora le pot-aux-roses dans le compte inégal des sorties et entrées des élèves en petite tenue ? En tous cas, comme il arrive dans le combat immémorial entre le bouclier et l'épée, force (provisoire) devait rester à la loi, qui imposa à tout ramasseur de ballon de présenter un ordre de mission (les ricaneurs dirent "une levée d'écrou") signé du prof de gym.

    Vous en souvenez-vous, mes frères qui avez peut-être, entre 4e et terminale, usé sans remords de ce stratagème sophistiqué ?

J.B.

(Dessins de l'auteur)

(1) Latude (Jean-Henri) : prisonnier célèbre au XVIIIe par la durée de son emprisonnement (35 ans) et le nombre de ses tentatives d'évasion.