LA TROMPETTE à VAPEUR

Texte et dessins de Jean Brua

 

 

 

 

 

Retour explicatif sur l'énigme de la machine infernale
qui intrigua longtemps les autorités du lycée Gautier

 

Le professeur «X », en ce jour de la 1950e année de notre ère, donnait son cours dans la classe de seconde la plus proche de la cage d’escalier. Et l’immédiat voisinage, aussi bien dans l‘atelier de dessin de Burel que dans la classe de l’anglissime Helsmoortel, percevait qu’il se passait quelque chose d’anormal. En effet, la tempête de chahut habituelle (huées et sifflets, cris d’animaux, claquements de pupitres) était consignée dans un silence de cathédrale, de façon si inexplicable que, de l’autre côté du mur, le facétieux « Helsie », œil en coulisse et tête rentrée dans les épaules, avait fait rire ses élèves avec une mimique de Gaulois s’attendant à la chute du ciel. Même l’appariteur Sosthène, son grand registre sous le bras, avait hésité à pousser la porte sur ce silence de mauvais aloi, puis, sitôt la signature de « X » recueillie devant trente bouches closes, s’était esquivé presto avec le sentiment de quitter un cargo de munitions sur le point d’exploser.

 

Mais il n’y aurait pas d’explosion. D’ailleurs, s’en serait-il produit une demi-douzaine que personne n’eût sursauté alentour, tant cette musique pyrotechnique (de la simple « bombe » lancée contre le tableau aux pétards-mitraillette retardés par un allumeur à bougie) était familière aux auditeurs extérieurs du cours de « X ».

 

Pas la moindre détonation, donc. Mais, au bout du quart d’heure de silence qui avait fort intrigué Helsmoortel et Burel et un peu effrayé Sosthène, s’était déclenchée une longue, longue et apparemment inépuisable plainte en forme de mince sifflet de locomotive, qui allait courir tout l’étage et, perçant la dalle, faire dresser deux centaines d’oreilles au rez-de-chaussée, dont celles du censeur Fantômas, sournoisement tiré de son assoupissement sur la prochaine livraison de « feuilles de colle ». L’impossibilité où ce puissant fonctionnaire se trouvait, comme tout le monde, d’identifier le signal insistant et encore moins sa source, commençait à agiter dans son esprit le spectre d’une fuite bourdonnante dans une canalisation d’eau ou, pire, de gaz. Mais au bout de quelques minutes, alors qu’il commençait à envisager une évacuation générale, la petite sirène s’éteignit dans un couinement décroissant, tout aussi mystérieusement qu’elle s’était manifestée. Lui succéda aussitôt une bordée de vivats qui, du même coup, révélait l’origine du phénomène. « La classe de X…, bien sûr ! » lança Fantômas à la cantonade, avec ce coup de poing dans la paume qu’imiterait plus tard le commissaire Bourrel. Le temps de claudiquer jusqu’au premier étage, le censeur trouva Sosthène bravement accouru au créneau et perché sur le bureau de X. Le brave appariteur, partagé entre stupeur et indignation, contemplait au sommet de l’armoire le pot-aux-roses où il venait de se brûler les doigts. En fait de pot, c’était une superposition de boîtes de conserves (cf croquis) d’où pointait comme une cheminée de bateau une de ces petites trompettes de bois qu’on trouve dans les fêtes foraines ou les pochettes-surprises. Les élèves, uniformément silencieux, arboraient, selon leur tempérament, la physionomie pincée du « zbibeur » qui prend ostensiblement ses distances, ou, plus généralement, celle de l’enfant de chœur, voire de l’agneau de lait. Un peu de fumée flottait encore au-dessus de l’armoire et, sembla-t-il à certains, sortait des oreilles d’un Fantômas muet de colère. Tout le monde paraissait pétrifié dans le sel. À l’exception de X, cependant, qui allait et venait sur son estrade avec de petits haussements sur la pointe des pieds,  accompagnés de clins d’œil amusés vers le sommet de l’armoire. On eût dit que la «cible » tirait une certaine fierté de l’inventivité de ses tourmenteurs et qu’à tout prendre, l’ingénieux artifice le reposait du chahut agressif qu’il devait affronter plusieurs fois par jour.

 

L’affaire, on s’en doute, fit grand bruit, aussi bien en salle des profs qu’en cours de récré. Et le coupable ne fut jamais découvert. Aujourd’hui encore, je pense que le cercle des « initiés » ne dépasse pas une dizaine de personnes et, bien entendu, je ne trahirai pas plus qu’hier le secret de Papinus, ainsi que j’ai surnommé pour Es’mma cet émule de l’inventeur de la machine à vapeur. Assez longtemps après l’affaire, en effet, (j’étais alors en propédeutique avec le même et insoupçonnable Papinus), un surveillant que j’aimais beaucoup, Costa (à distinguer de Costa-Marini, pour qui j’avais aussi de la sympathie) essaya, à l’occasion d’un pot de rencontre à l’Otomatic, de me tirer les vers du nez en invoquant la prescription. Il m’en voulut si peu de mon refus qu’il me confia l’anecdote étonnante que voici, en conclusion de ce récit.

 

À la vérité, l’aimable Costa n’était curieux de l’identité du coupable que par admiration pour l’inventeur. Et, à ce qu’il me dit, il partageait ce sentiment avec la plus haute autorité du lycée :

« Mon cher Brua, vous n’imaginez pas à quel point cette affaire de trompette à vapeur a tarabusté notre curiosité. C’était vraiment génial ! Je peux vous le dire maintenant, mais plusieurs fois, par la suite, il est arrivé à M. Plane de m’appeler dans son bureau pour un rite bien précis. Dans la salle du conseil de discipline, nous tirions la fameuse machine de l’armoire aux objets saisis et après l’avoir approvisionnée d’un minimum d’eau (il n’était pas question de révolutionner à nouveau le lycée), nous la faisions fonctionner pour nous seuls, en riant comme des lycéens… ».

 

         J. Brua