Lavernhe, en ambulance à bras

 

Texte et illustration de Jean BRUA

 

Histoire vécue d’une blessure de guerre indépendante

des opérations militaires

 

 

De la rue d’Esthonie (1) à la clinique Lavernhe, par les raides escaliers Émile-Lacanaud et un petit bout de rue Jean-Macé, il y a sensiblement plus de 300 marches.

Faute du funiculaire dont le projet fut un temps caressé, mais surtout de véhicule immédiatement disponible, c’est par cette voie directe et dans les bras puissants de notre bonne Mina, haïk flottant dans le vent de la course, qu’un matin de novembre 1942, je gagnai la clinique de l’avenue Pasteur pour m’y faire repriser la cuisse gauche, entaillée jusqu’à l’os par une pédale de bicyclette.

J’aimerais revendiquer aujourd’hui la gloire d’une blessure reçue sur le front du sport : par exemple, dans une chute en plein sprint, au terme des lacets de la rue Duc-des-Cars.

L’honnêteté m’oblige à une explication plus prosaïque. C’est pour la possession d’un penny à l’effigie de S.M. le roi George VI (God save his memory !) que je me suis retrouvé objet pantelant de cette évacuation pedibus cum jambis et patient en larmes du Dr Salasc, chirurgien ami de la famille et oncle de mon cadet esthonien Jean-Christian Michel (mais, oui, le futur clarinettiste).

Tout cela, finalement, par la faute de Roosevelt et Churchill réunis. Qu’on s’en souvienne : novembre 42 est le mois du Débarquement américano-britannique en Afrique du Nord et, à Alger du moins, de l’installation des Tommies dans de nombreuses écoles : autant dire, pour les écoliers d’outre-mer que nous étions, la découverte des Martiens.

À l’entrée de l’école de filles de la rue d’Esthonie (annexe mitoyenne de l’école Duc-des-Cars où je suis élève de C.E.), la sentinelle en battle-dress à brelages blancs et calot à boutons dorés doit tenir tête à une marmaille demandeuse de chewing gum, de candies et bientôt de pennies gentiment, mais chichement concédés sur le maigre prêt du soldat.

S’ensuivent de nombreuses bousculades. Sur l’une d’elles, le poing fermé sur un penny conquis de haute lutte et convoité par deux ou trois poursuivants, je m’empêtre dans un vélo calé contre le trottoir et, dans un tintamarre de ferraille, je me retrouve au sol, entouré par un cercle de curieux dont je ne comprends les regards horrifiés qu’en découvrant la plaie qui barre l’extérieur de ma cuisse gauche à hauteur du genou. L’acier crénelé d’une des pédales du vélo a scié dans le vif. Je n’en ressens aucune douleur, mais la vue des chairs ouvertes où se montrent des strates graisseuses m’arrache des hurlements de porc qu’on égorge ; ils redoubleront dans la loge où notre brave concierge croit bien faire en remplissant la large fente — à peine saignante — à même la bouteille d’un marc des familles destiné à une usage plus convivial. Du moins ces clameurs ont-elles l’avantage d’alerter ma grande sœur qui, en l’absence de mes parents et sur le conseil de voisins, me confie à la robuste Mina pour le transport sanitaire dont j’ai parlé au début.

De cette clinique Lavernhe où je me suis trouvé transporté pour la première et heureusement dernière fois, je ne conserverai, jusqu’aux visites que j’y ferai à la naissance de mes nièces, que des impressions visuelles et olfactives : des silhouettes blanches fantômatiques, l’éblouissement du bloc-lampe et l’odeur du chloroforme, qui me ferait prendre à jamais en horreur celle de l’éther. De ce qui m’a été rapporté, j’ai surtout retenu que le Dr Salasc, profitant de l’anesthésie pour ouvrir mon poing hermétiquement serré, s’était amusé d’y découvrir le fameux penny et l’avait scrupuleusement remis à ma mère (j’ai gardé cette pièce fétiche jusqu’à sa disparition dans le déménagement imposé par l’Histoire).

 

 

On voit que ma contribution à la connaissance de l’établissement éponyme de la famille la plus sportive d’Alger (2) est plutôt mince, contrairement à celle de J.-L. Jacquemin pour ce qui concerne la clinique Solal, et bien qu’il y soit aussi question de vélo (3). Si j’en ai saisi le prétexte pour raconter cette petite histoire, c’est pour rendre affectueusement hommage, plus de soixante ans après, au dévouement de notre flamboyante Mina, qui ne devait pas s’arrêter à mon évacuation vers Lavernhe.

Dans les jours qui suivirent, en effet, et alors que je ne pouvais pratiquement pas me déplacer, c’est elle qui me transporta presque chaque nuit à l’abri quand les bombardiers allemands venaient nous rendre visite. Par précaution, je couchais tous les soirs chez ma tante, au 5 de la rue Lacanaud, qui avait l’avantage d’être tout proche de l’abri de la rue Serpaggi. On logeait Mina sous le même toit en vue de cette fonction ambulancière où elle s’était illustrée par sa vigueur sans pareille. Dès les premiers tours de sirène, elle m’arrachait de mon lit, et toujours aussi vaguement drapée dans son haïk, dévalait avec son fardeau les cinq étages de l’immeuble de ma tante jusqu’à l’abri où, parmi les réfugiés provisoires abondamment pourvus de casse-croûte, d’histoires drôles, voire de saynètes enfantines, elle n’était pas la dernière à contribuer à l’ambiance par les récits imagés de ses démêlés de voisinage. L’alerte finie, elle me remontait, toujours à pleins bras et en soufflant à peine. Tout de même, quand un « bis » de la Luftwaffe nous contraignait à un nouvel aller-retour d’escaliers, elle s’autorisait une réflexion d’humeur accompagnée d’un coup de poing vengeur vers le ciel :

« I nous font ch…ces Boches, à la fin, purée de leur sale race! ».

J. B. (mai 2005

 

1- Courte impasse sur les hauteurs de la rue Duc-des-Cars, aux abords des 7 Merveilles.

2- Les enfants de la maison, Jacqueline Lavernhe (natation) et ses frères Jean-Pierre (volley-ball) et Guy (ski) ont fait partie de l''élite du sport nord-africain.

3- Voir J.-L. Jacquemin, « Solal et les Pied-Nickelés »,  (Es’mma13/04/05).

 

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