

Au-dessus du gouffre, les deux immeubles (croix) qui seront
évacués. Dans le cadre rouge, le balcon de la famille Séguy, au premier étage du
n° 51 (l’appartement des Duchamp se situe sur la façade opposée, côté stade
Leclerc). À droite du Garage Duc-des-Cars, l’immeuble d’angle de la famille
Saupagna, au n° 2 de la rue d’Estonie. La flèche indique le garage enclavé de M.
Saupagna.
(Photo Jean-Pierre Duchamp)

Récit de Gérard Séguy
Séguy-Duchamp, Duchamp-Séguy : un tandem fameux du quartier Duc-des-Cars-Estonie,
indissolublement lié par le voisinage le plus proche, par les multiples jeux de
la rue, par l’usage intensif des pétards et des bombes à eau, et, finalement,
par la vocation qui verra s’élever les deux lurons dans une belle carrière
bancaire.
Jean Brua
La pluie tombait sans
discontinuer sur Alger, depuis des jours et des jours. On avait bien flairé
qu’il y avait problème. Les responsables de l’entreprise chargée des fondations
de l’immeuble « Le Belvédère » avaient subodoré un risque, et le chef de
chantier s’était rendu sur les lieux pour constater que la chaussée laissait
apparaître devant le garage Yvars des fissures inquiétantes.
Aussi, ce soir-là, après le
passage du dernier trolley, des ouvriers restés malgré l’arrêt de travail dû
aux intempéries, avaient étendu une bâche, sans doute pour empêcher les
infiltrations.
C’est dans la nuit que l’événement se produisit. La rue
Duc-des-Cars, au niveau du n° 51 et au ras du garage Yvars, s’était effondrée à
la suite d’un éboulement. Des dizaines de tonnes de terre avaient glissé au bas
du ravin et s’étaient accumulées, atteignant le premier étage des immeubles en
contrebas, rue du Docteur-Trolard.
Jean-Pierre Duchamp, du 51, s’en souvient bien : « Lorsque mon
père descendit pour aller à son travail, il trouva dans le hall de l’immeuble
bon nombre de locataires en grand désarroi. Ils ne pouvaient plus sortir ! Un
militaire de carrière du troisième étage avait pris les choses en mains :
Évacuons l’immeuble immédiatement ! Il vaut faire vite, tout va s’effondrer !
Il avait foutu une belle panique, le con ! Mais comment sortir ? Il n’y avait
plus de trottoir ! »
Un énorme éclair
Quant à moi, j’avais vécu cet événement de plus près. J’habitais
le même immeuble, mais au premier étage, juste au-dessus de la boulangerie. Dans
la nuit, je fus réveillé par un grand bruit, suivi d’un énorme éclair, dû
probablement à la rupture des conduites de gaz. En sortant sur le balcon, malgré
l’obscurité, j’ai pu m’apercevoir que la chaussée avait disparu dans le noir.
Étrangement, je ne me souviens pas d’avoir éprouvé le moindre sentiment de peur
ou de panique. Mes parents me demandèrent d’aller me recoucher tranquillement en
attendant la suite des événements.
Je me rappelle toutefois que les pompiers intervinrent après un
temps assez long, tandis que la plupart des locataires se tenaient dans le hall,
s’interrogeant sur la conduite à suivre.
Georges Drieu, le propriétaire de l’immeuble, qui habitait au 4e ,
était là. Cet ancien ingénieur des Travaux publics avait assuré personnellement
la construction du bâtiment. Il nous assura que celui-ci était édifié sur du roc
et que les fondations étaient solidement implantées. C’étaient seulement des
plaques de schiste rendues glissantes comme du savon à la suite des abondantes
pluies de la
semaine précédente, qui avaient cédé.
Sur ces paroles pleines d’assurance, il remonta dans ses
appartements. Pendant tout le temps que durèrent les travaux, il ne fit plus
aucune apparition. Il faut savoir que l’immeuble était à cette époque l’un des
plus hauts d’Alger et que, pendant la guerre, la défense passive avait érigé à
son sommet une petite guérite en béton pour surveiller les avions ennemis.
Passerelles de planches
Enfin, les pompiers prirent la direction des opérations. Ils
étaient là pour calmer le jeu. Grâce à des passerelles de planches improvisées,
ils purent évacuer les habitants. Heureusement que la pluie s’était arrêtée de
tomber. Hommes, femmes et enfants de l’immeuble restèrent au milieu de la rue
désormais fermée à la circulation, tandis que des petits groupes de curieux,
accourus aux nouvelles, commentaient l’événement.
Plus tard dans la matinée, le maire d’Alger, Pierre Gazagne,
arriva pour constater les dégâts. Il était accompagné de techniciens de la
ville, qui étaient là pour réfléchir sur les mesures à prendre. Il fut décidé
avant toute chose de mettre dans l’immeuble des « témoins ».
Jean-Pierre Duchamp, l’oreille aux aguets, avait entendu leurs
conciliabules. Il pensait que les « témoins » étaient des mecs chargés de
regarder si l’immeuble n’allait pas s’écrouler. Il a été surpris en constatant
que c’étaient simplement des rectangles de plâtre apposés à chaque coin des murs
mitoyens, destinés à détecter les fissures et, par conséquent, tout mouvement du
bâtiment.
Le relogement
Mais il fallait reloger les sinistrés dans les meilleurs délais.
Et chaque famille de locataires alla se chercher un hôtel pour les prochaines
nuits. Cependant, cette situation ne pouvait perdurer. Quelques jours après, le
maire mit à la disposition des résidents un car de Pompes funèbres, tout noir,
avec de chaque côté, une inscription « P.F. Municipales » (authentique !) en
immenses lettres d’or. Nous devions aller en reconnaissance dans les cités où on
pourrait nous recaser. C’est ainsi que nous fîmes du tourisme urbain à
Climat-de-France et Diar El Mahçoul, cités qui étaient à l’époque encore en
chantier. C’est après de longues palabres et devant le refus des locataires
d’habiter dans ces quartiers excentrés, qu’il fut décidé de nous reloger dans
divers hôtels de la ville, pour un temps indéterminé. C’est comme cela que,
entre autres, la famille Duchamp se retrouva à l’hôtel Alber 1er et
la famille Séguy dans un hôtel de la rue de la Liberté, juste au-dessus du
cinéma Splendid.
Comme la chambre que nous occupions était dotée d’une immense
baignoire, sitôt installé, je me suis jeté dedans, provoquant une inondation
mémorable.
Devant le risque de sinistre, on avait également évacué
l’immeuble d’angle du n° 2 de la rue d’Estonie et la famille Saupagna se
retrouva dans un hôtel du square Bresson.
Dans la journée, les habitants pouvaient retourner dans leurs
appartements pour manger et les ménagères vaquer à leurs occupations
habituelles.
Le boulanger Michel Orts faisait toujours son pain ; l’épicerie «
La Parisienne » était ouverte à sa clientèle ; le « Divan mobile » bourrait avec
ardeur ses matelas de laine ou de crin.
Les travaux durèrent plusieurs mois. Des tonnes de béton armé
furent coulées pour consolider les immeubles.
Restait le garage enclavé du père Saupagna. Il ne put sortir sa «
202 » que lorsque la circulation fut rétablie dans la rue.
Seul demeurait assis dans l’escalier du 51 un vieux pompier, avec
le casque toujours vissé sur la tête. Il portait en bandoulière un clairon
destiné à sonner l’alerte, s’il voyait les témoins de plâtre se fissurer. Quand
Jean-Pierre et moi passions devant lui, il nous autorisait parfois à souffler
dedans…
G.S.

Dessin de Jean
Brua
QUELQUES TÉMOIGNAGES
Andrée Saupagna-Sfreddo (n°2 Estonie)
J'avais 11 ans lors de
l'effondrement. Je me souviens des pompiers, des cris et de l'évacuation des
locataires vers un hôtel. Mes parents et mes deux frères sont partis à l'hôtel ;
quant à ma jumelle et à moi-même, on nous avait amenées chez ma soeur aînée qui
habitait rue Marcel-Pallat.
Renée Amizet-Pistoresi
(n° 38
D-d-C)
Pour ma part, j'étais à
Boufarik à cette époque mais mon frère et mes soeurs respectivement âgés de 18,
16 et 12 ans qui vivaient avec ma grand mère au 38 s'en souviennent et surtout
des conseils de l'aîné qui leur demandait de ne pas allumer car dans ce cas, il
peut y avoir des risques d'explosion dues à des ruptures de canalisation.
Jean-Claude Hestin
(n° 28 D-d-C)
Pour les enfants, ce fut le bonheur total. Plus de trolleys, plus
de passage de voitures pendant de nombreux mois; on pouvait jouer à la pelote
basque contre le mur de l'école de garcons, sans parler des courses de carrioles
non stop. Au jeu des bouchons, pendant le Tour de France, au lieu de dessiner
les serpents sur les trottoirs, on prenait toute la route... À un certain moment
on n’a même plus eu besoin de dessiner. On partait du virage vers le 34, et la
première étape c'était à la pharmacie Michel : 100 mètres d'un coup !
Il y a eu bien sûr des retombées économiques. La rue étant
bloquée, ça posait quelques problèmes. Pour la portion de la rue de l'épicerie
de mes parents, on n’a pas trop souffert ; mais je pense à ceux qui habitaient
vers le viaduc.

Une vue aérienne exceptionnelle
du quartier Duc-des-Cars-Esthonie. Elle a un double intérêt historique :
d’abord, elle a été faite pendant les grands rassemblements de mai 58 sur le
Forum ; ensuite, elle montre, au bout de la rue d’Esthonie, une partie de
l’immeuble blanc nommé « Le Belvédère » qui a poussé à l’endroit où la chaussée
de la rue Duc-des-Cars s’était effondrée huit ans plus tôt. À sa gauche, la
carcasse métallique d’une nouvelle construction. Preuve qu’à cette époque, la
confiance régnait quant à la stabilité du terrain et… de notre avenir dans le
pays.
(
Coll. J.-C. Hestin )
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