Au-dessus du gouffre, les deux immeubles (croix) qui seront évacués. Dans le cadre rouge, le balcon de la famille Séguy, au premier étage du n° 51 (l’appartement des Duchamp se situe sur la façade opposée, côté stade Leclerc). À droite du Garage Duc-des-Cars, l’immeuble d’angle de la famille Saupagna, au n° 2 de la rue d’Estonie. La flèche indique le garage enclavé de M. Saupagna.

                                                         (Photo Jean-Pierre Duchamp)

 

 

Récit de Gérard Séguy

 

 

Bien sûr, ce ne fut ni la bombe allemande sur le Gouvernement général, ni, plus tard, la longue vibration du lointain séisme d’Orléansville. Il n’empêche que la disparition d’une portion importante de la rue Duc-des-Cars au ras du n° 51, du garage Yvars et du n° 2 de la rue d’Esthonie, reste un événement présent dans beaucoup de mémoires riveraines. On le verra à quelques témoignages et surtout, au récit de notre correspondant particulier du 51, Gérard Séguy, avec le concours de son compagnon d’immeuble Jean-Pierre Duchamp.

Séguy-Duchamp, Duchamp-Séguy : un tandem fameux du quartier Duc-des-Cars-Estonie, indissolublement lié par le voisinage le plus proche, par les multiples jeux de la rue, par l’usage intensif des pétards et des bombes à eau, et, finalement, par la vocation qui verra s’élever les deux lurons dans une belle carrière bancaire.

Jean Brua

 

 

                                                                 

Décembre 1950.

La pluie tombait sans discontinuer sur Alger, depuis des jours et des jours. On avait bien flairé qu’il y avait problème. Les responsables de l’entreprise chargée des fondations de l’immeuble « Le Belvédère » avaient subodoré un risque, et le chef de chantier s’était rendu sur les lieux pour constater que la chaussée laissait apparaître devant le garage Yvars des fissures inquiétantes.

Aussi, ce soir-là, après le passage du dernier trolley, des ouvriers  restés malgré l’arrêt de travail dû aux intempéries, avaient étendu une bâche, sans doute pour empêcher les infiltrations.

C’est dans la nuit que l’événement se produisit. La rue Duc-des-Cars, au niveau du n° 51 et au ras du garage Yvars, s’était effondrée à la suite d’un éboulement. Des dizaines de tonnes de terre avaient glissé au bas du ravin et s’étaient accumulées, atteignant le premier étage des immeubles en contrebas, rue du Docteur-Trolard.

Jean-Pierre Duchamp, du 51, s’en souvient bien : « Lorsque mon père descendit pour aller à son travail, il trouva dans le hall de l’immeuble bon nombre de locataires en grand désarroi. Ils ne pouvaient plus sortir ! Un militaire de carrière du troisième étage avait pris les choses en mains : Évacuons l’immeuble immédiatement !  Il vaut faire vite, tout va s’effondrer ! Il avait foutu une belle panique, le con ! Mais comment sortir ? Il n’y avait  plus de trottoir ! »

 

Un énorme éclair

Quant à moi, j’avais vécu cet événement de plus près. J’habitais le même immeuble, mais au premier étage, juste au-dessus de la boulangerie. Dans la nuit, je fus réveillé par un grand bruit, suivi d’un énorme éclair, dû probablement à la rupture des conduites de gaz. En sortant sur le balcon, malgré l’obscurité, j’ai pu m’apercevoir que la chaussée avait disparu dans le noir. Étrangement, je ne me souviens pas d’avoir éprouvé le moindre sentiment de peur ou de panique. Mes parents me demandèrent d’aller me recoucher tranquillement en attendant la suite des événements.

Je me rappelle toutefois que les pompiers intervinrent après un temps assez long, tandis que la plupart des locataires se tenaient dans le hall, s’interrogeant sur la conduite à suivre.

Georges Drieu, le propriétaire de l’immeuble, qui habitait au 4, était là. Cet ancien ingénieur des Travaux publics avait assuré personnellement la construction du bâtiment. Il nous assura que celui-ci était édifié sur du roc et que les fondations étaient solidement implantées. C’étaient seulement des plaques de schiste rendues glissantes comme du savon à la suite des abondantes pluies de la

semaine précédente, qui avaient cédé.

Sur ces paroles pleines d’assurance, il remonta dans ses appartements. Pendant tout le temps que durèrent les travaux, il ne fit plus aucune apparition. Il faut savoir que l’immeuble était à cette époque l’un des plus hauts d’Alger et que, pendant la guerre, la défense passive avait érigé à son sommet une petite guérite en béton pour surveiller les avions ennemis.

 

Passerelles de planches

Enfin, les pompiers prirent la direction des opérations. Ils étaient là pour calmer le jeu. Grâce à des passerelles de planches improvisées, ils purent évacuer les habitants. Heureusement que la pluie s’était arrêtée de tomber. Hommes, femmes et enfants de l’immeuble restèrent au milieu de la rue désormais fermée à la circulation, tandis que des petits groupes de curieux, accourus aux nouvelles, commentaient l’événement.

Plus tard dans la matinée, le maire d’Alger, Pierre Gazagne, arriva pour constater les dégâts. Il était accompagné de techniciens de la ville, qui étaient là pour réfléchir sur les mesures à prendre. Il fut décidé avant toute chose de mettre dans l’immeuble des « témoins ».

Jean-Pierre Duchamp, l’oreille aux aguets, avait entendu leurs conciliabules. Il pensait que les « témoins » étaient des mecs chargés de regarder si l’immeuble n’allait pas s’écrouler. Il a été surpris en constatant que c’étaient simplement des rectangles de plâtre apposés à chaque coin des murs mitoyens, destinés à détecter les fissures et, par conséquent, tout mouvement du bâtiment.

 

Le relogement

Mais il fallait reloger les sinistrés dans les meilleurs délais. Et chaque famille de locataires alla se chercher un hôtel pour les prochaines nuits. Cependant, cette situation ne pouvait perdurer. Quelques jours après, le maire mit à la disposition des résidents un car de Pompes funèbres, tout noir, avec de chaque côté, une inscription « P.F. Municipales » (authentique !) en immenses lettres d’or. Nous devions aller en reconnaissance dans les cités où on pourrait nous recaser. C’est ainsi que nous fîmes du tourisme urbain à Climat-de-France et Diar El Mahçoul, cités qui étaient à l’époque encore en chantier. C’est après de longues palabres et devant le refus des locataires d’habiter dans ces quartiers excentrés, qu’il fut décidé de nous reloger dans divers hôtels de la ville, pour un temps indéterminé. C’est comme cela que, entre autres, la famille Duchamp se retrouva à l’hôtel Alber 1er et la famille Séguy dans un hôtel de la rue de la Liberté, juste au-dessus du cinéma Splendid.

Comme la chambre que nous occupions était dotée d’une immense baignoire, sitôt installé, je me suis jeté dedans, provoquant une inondation mémorable.

Devant le risque de sinistre, on avait également évacué l’immeuble d’angle du n° 2 de la rue d’Estonie et la famille Saupagna se retrouva dans  un hôtel du square Bresson.

Dans la journée, les habitants pouvaient retourner dans leurs appartements pour manger et les ménagères vaquer à leurs occupations habituelles.

Le boulanger Michel Orts faisait toujours son pain ; l’épicerie « La Parisienne » était ouverte à sa clientèle ; le « Divan mobile » bourrait avec ardeur ses matelas de laine ou de crin.

Les travaux durèrent plusieurs mois. Des tonnes de béton armé furent coulées pour consolider les immeubles.

Restait le garage enclavé du père Saupagna. Il ne put sortir sa « 202 » que lorsque la circulation fut rétablie dans la rue.

Seul demeurait assis dans l’escalier du 51 un vieux pompier, avec le casque toujours vissé sur la  tête. Il portait en bandoulière un clairon destiné à sonner l’alerte, s’il voyait les témoins de plâtre se fissurer. Quand Jean-Pierre et moi passions devant lui, il nous autorisait parfois à souffler dedans…

G.S.

 

                                                                                                                    Dessin de Jean Brua

 

 

QUELQUES TÉMOIGNAGES

 

Andrée Saupagna-Sfreddo (n°2 Estonie)

J'avais 11 ans  lors de l'effondrement. Je me souviens des pompiers, des cris et de l'évacuation des locataires vers un hôtel. Mes parents et mes deux frères sont partis à l'hôtel ; quant à ma jumelle et à moi-même, on nous avait amenées chez ma soeur aînée qui habitait rue Marcel-Pallat.

 

Renée Amizet-Pistoresi (n° 38 D-d-C)

Pour ma part, j'étais à Boufarik à cette époque mais mon frère et mes soeurs respectivement âgés de 18, 16 et 12 ans qui vivaient avec ma grand mère au 38 s'en souviennent et surtout des conseils de l'aîné qui leur demandait de ne pas allumer car dans ce cas, il peut y avoir des risques d'explosion dues à des ruptures de canalisation.

 

Jean-Claude Hestin (n° 28 D-d-C)

Pour les enfants, ce fut le bonheur total. Plus de trolleys, plus de passage de voitures pendant de nombreux mois; on pouvait jouer à la pelote basque contre le mur de l'école de garcons, sans parler des courses de carrioles non stop. Au jeu des bouchons, pendant le Tour de France, au lieu de dessiner les serpents sur les trottoirs, on prenait toute la route... À un certain moment on n’a même plus eu besoin de dessiner. On partait du virage vers le 34, et la première étape c'était à la pharmacie Michel : 100 mètres d'un coup !

Il y a eu bien sûr des retombées économiques. La rue étant bloquée, ça posait quelques problèmes. Pour la portion de la rue de l'épicerie de mes parents, on n’a pas trop souffert ; mais je pense à ceux qui habitaient vers le viaduc. 

 

 

 

Une vue aérienne exceptionnelle du quartier Duc-des-Cars-Esthonie. Elle a un double intérêt historique : d’abord, elle a été faite pendant les grands rassemblements de mai 58 sur le Forum ; ensuite, elle montre, au bout de la rue d’Esthonie, une partie de l’immeuble blanc nommé « Le Belvédère » qui a poussé à l’endroit où la chaussée de la rue Duc-des-Cars  s’était effondrée huit ans plus tôt. À sa gauche, la carcasse métallique d’une nouvelle construction. Preuve qu’à cette époque, la confiance régnait quant à la stabilité du terrain et… de notre avenir dans le pays.                                                                                             
                                                                                                         
           ( Coll. J.-C. Hestin )

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