Le tram 

Par Jacques Abbonato




Jacques en 1958


Pour aller visiter mes parrains au Ruisseau, ce que j’ai fait seul assez tôt en âge puisque je n’avais pas dix ans, je pouvais prendre deux trams pour faire une partie du chemin. Le premier, celui des TA qui partait des Trois horloges, avait son terminus avenue du Général Yusuf et traversait la ville par le centre en passant par la place du Gouvernement et la Grande poste puis la rue Michelet. 

 

ligne TA au passage du Square Laferrière

 

ligne TA au coin de la rue Littré et de la rue Bab-Azoun

 

nous publions ces photos avec l'aimable autorisation du Amtuir 
(association pour le musée des transports urbains et ruraux)
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Le second, celui des CFRA qui partait du bas du boulevard Guillemin, rue Feuillet faisant angle avec la rue Borély la Sapie, longeait la mer pendant une bonne partie de son trajet et passait également par la place du Gouvernement mais du côté opposé. Il faisait cependant un crochet vers le Champ de Manœuvres, via la rue Waisse qui partait du boulevard Carnot, longeait l’hôtel Aletti sur son côté droit et débouchait sur le début la rue Alfred Lelluch à gauche et la fin de la rue Colonna d’Ornano à droite, où deux destinations étaient possibles : Hussein Dey à gauche par la rue Sadi Carnot et le Ruisseau en face par la rue de Lyon. Si je prenais celui des TA qui avait un arrêt tout près de chez moi, il me fallait changer place du Gouvernement après l’avoir traversée, et si je prenais celui des CFRA, il me fallait aller à pied le chercher rue Feuillet : dans les deux cas j’avais à marcher. Le choix dépendait donc de mon humeur du moment.

Sur les deux lignes, les trams devaient aborder une courbe très accentuée qui provoquait un long hurlement des roues martyrisées par un virage contre nature, celui des TA en abordant l’avenue de la Bouzaréah, l’autre en tournant à gauche dans la rue Borély la Sapie. Ils avaient en commun également la sonnette que le wattman enfonçait d’un pied rageur lorsqu’il trouvait qu’un piéton prenait trop de temps pour traverser, ainsi que le poste de conduite.

Les premiers trams étaient d’un confort spartiate. Les sièges étaient de bois et des vitres latérales empêchaient la pluie de pénétrer à l’intérieur. Pour le reste, deux plates-formes ouvertes à tous les vents mais protégées par l’avancée du toit, une à l’avant et l’autre à l’arrière si tant est qu’on puisse parler d’avant ou d’arrière, puisque les trams étaient " réversibles " en ce sens qu’ils disposaient de deux postes de conduite. On y accédait par une ouverture sans porte, équipée de deux marches de bois rainuré, tout comme le plancher à l’intérieur, encadrées de deux longues poignées métalliques fixées à la tôle de part et d’autre de l’ouverture. Les plates-formes donnaient sur un couloir passant entre les sièges et dont l’entrée démunie de porte était encadrée par des vitres placées au-dessus de deux demi-parois de métal.

 

un tram CFRA
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Le poste de conduite était des plus succincts : une simple colonne parallélépipédique aux angles arrondis, partant du plancher jusqu’au ras de ce qu’on pourrait appeler la carrosserie et plaquée contre elle, surmontée d’un secteur guilloché semi-circulaire à repères en relief lisses, comme le demi-cadran inférieur d’une horloge, représentant les unités d’accélération ou de ralentissement, selon le sens de rotation. Une flèche horizontale, munie d’une poignée verticale de bois à l’autre extrémité, était déplacée en face de chaque relief : il suffisait donc d’inverser le sens de rotation de la flèche pour avancer, ralentir ou s’arrêter. Au pied et à droite de la colonne se trouvait la sonnette : un petit champignon de bronze monté sur ressort activant sous le châssis un marteau qui tapait sur une cloche. Il n’y avait pas de pare-brise, donc pas d’essuie-glaces mais seulement quatre poteaux verticaux soutenant le toit, deux à l’avant, un à droite des marches d’accès, le dernier étant symétriquement disposé côté opposé. 

 

poste de conduite
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À l’arrière, la fameuse perche. Il y avait en fait deux perches : une pour chaque sens de conduite, celle qui ne servait pas étant immobilisée en position horizontale par une potence à double crochet placée sur le toit. Le câble de manœuvre était enroulé autour d’un point d’attache situé au-dessous le la perche : plus tard, ces crochets et le point d’attache seront remplacés par un dévidoir à freinage automatique du câble.

J’ai appris au fil du temps à deviner l’humeur des wattmen à leur manière d’utiliser la sonnette : 
- placide : un petit coup de temps en temps
-
énervé : deux ou trois coups secs
-
irrité : toute une série de coups
-
en colère : en plus des coups de sonnette, des invectives en direction des empêcheurs de conduire en rond. 

Au fil du temps, il me semble même qu’ils devenaient plus tolérants envers moi. En tous cas, ils me permettaient de rester debout à côté d’eux pendant tout le trajet, peut-être pour me montrer leur dextérité? En tous cas, j’avais l’impression de conduire et j’en étais tout fier.

Le receveur était vêtu d’un uniforme foncé et portait une casquette, tout comme le wattman, mais lui avait en plus sa machine à oblitérer les tickets sur le ventre. J’ai toujours été fasciné par cette petite merveille, munie d’une petite manivelle à droite, accrochée à une plaque métallique elle-même rivée à une ceinture de cuir soutenue par des bretelles, également en cuir. Cette machine était peinte en gris métallique, ce qui la faisait paraître en métal naturel, et comportait sur sa face supérieure une fente longitudinale dont l’ouverture variable était commandée par un petit levier situé près du bord intérieur. Selon la destination, on découpait dans un carnet un certain nombre de tickets étroits que l’on donnait au receveur. 

 

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Celui-ci, après une rapide vérification de la validité de leur nombre, ouvrait sa fenêtre à la bonne longueur, y insérait les tickets et donnait un rapide tour de manivelle dont le bruit faisait penser à celui d’une crécelle, quoique moins fort, puis les rendait au voyageur.

Par la suite, les trams ont été entièrement carrossés avec des portes pliantes commandées depuis la cabine où officiait le wattman, et même triplés par l’adjonction d’une seconde motrice, encadrant une troisième voiture non motorisée, reliées à cette dernière par un plancher mobile habillé d’un soufflet. La cabine était très exiguë et on y accédait par une petite porte : il y avait à peine la place pour un siège en arrière de la colonne de commande et le wattman avait le dos collé à la vitre de séparation. En revanche, il y avait des essuie-glaces, sacrifice au modernisme...

Au champ de Manœuvres, un rituel avait lieu à chaque fois qu’un tram devait aller vers Hussein Dey. En effet, l’alimentation en électricité dépendait d’un câble tendu au-dessus des rails et il y avait une source pour chaque destination. Il y avait donc un aiguillage qui devait être manœuvré à la main. Le receveur préposé à cette tâche, homme orchestre sans qui rien n’était possible, devait aller en avant du tram arrêté devant l’aiguillage et, muni de sa barre métallique de commande, le manœuvrer, puis le tram redémarrait et, lorsqu’il était entièrement sur la nouvelle voie, foncer à l’arrière pour décrocher la perche de son câble précédent et la brancher sur l’autre avec assez de célérité pour éviter que le tram ne s’arrête, privé de son alimentation, puis de reprendre sa place après avoir remis l’aiguillage à sa position première et récupéré sa barre. Il fallait un synchronisme parfait entre le wattman et le receveur car, si l’opération ratait, le tram se trouvait alors trop loin des sources d’alimentation : il valait mieux ne pas bayer aux corneilles… Le changement de source aurait certainement pu se faire à l’arrêt, mais alors il aurait fallu bien calculer son point d’arrêt, ce qui aurait immanquablement fait perdre du temps et aurait été bien moins drôle.

 

Aiguillage du Champ de manœuvre : en pointillés, les câbles d’alimentation

 

Les lignes de trolleys qui ont été ajoutées pour étendre le réseau étaient soumises aux mêmes contraintes, notamment à la Grande Poste lorsqu’ils quittaient la place pour emprunter le boulevard Laferrière puis l’avenue Pasteur.

Le receveur disposait d'un instrument particulier : un sifflet accroché par une chaînette à la boutonnière de sa poche poitrine dont il se servait artistement soit pour alerter le wattman d'un incident, soit pour lui signaler qu'il pouvait démarrer. J'entends encore ce signal strident et je revois le merle siffleur, perché sur la marche sur une seule jambe, penché largement vers l'extérieur pour voir vers l'avant de la voiture et simplement cramponné d'une seule main à la barre avec son bras tendu, particulièrement d'ailleurs au Champ de Manœuvres pour signaler la fin du changement de câble d'alimentation pour la perche.

 

Les deux modèles de sifflets utilisés. Merci à Jean-Robert Pivon pour sa contribution

Plus tard, les receveurs ont été enfermés dans des espèces de cages vitrées où ils pouvaient à peine remuer, mais à ce moment ils étaient dans des bus et non plus dans des trams ou des trolleys. Mais ils avaient un hygiaphone… La rançon du progrès sans doute.

 

En prime, toujours grâce aux ressources de Jean-Robert, 
et pour les boursicoteurs, une action CFRA... une valeur qui monte !
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 Jacques Abbonato - Mars 2006

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