Elle avait un rire communicatif et même le plus souvent explosif. Elle tenait un salon de coiffure à l'étage de l'ancien bâtiment du Bon Marché, place d'Isly (alias Bugeaud) juste au-dessus du Milk-Bar, à côté des deux célèbres fourreurs algérois qui répondaient au doux nom de Manchon. Je n'épiloguerai pas.

   Elle s'appelait Josette, mais personne ne l'appelait ainsi, ses amis, nombreux, l'affublaient du surnom de "Jojo la Crevette". Pourquoi ? Je ne sais pas au juste. Sans doute parce que son dos, si mes souvenirs sont précis, était légèrement voûté. Son époux, un Corse dont le patronyme était Cialelli ou Sialelli, je ne sais plus au juste, l'attendait tous les soirs à la terrasse du Novelty et comptait parmi les amis de mon grand oncle, appelé familièrement "Spit". Si donc, je voulais me faire offrir l'apéritif, le soir de mes errances rue d'Isly, il suffisait que je me pointe au Novelty, entre 19 et 20 heures, et le tour était joué. Ils attendaient, tous les soirs que le Bon Dieu faisait, la sortie de "Jojo la Crevette".

   Il m'est arrivé d'aller parfois le dimanche à la pêche avec mes parents, mon frère jumeau Marc, mon grand-oncle et les Cialelli, du côté de Bérard, à quelque 70 kilomètres d'Alger, vers l'ouest. Eux pêchaient à la ligne et moi à la chasse sous-marine. Ces rochers de Bérard étaient particulièrement inhospitaliers, tout hérissés de pointes, de bosses et de creux. Il fallait se munir d'espadrilles, de spardegn comme disaient les habitants de la Baseta à Bab-el-Oued. Mais au bout de ces rochers, surtout pour ceux qui s'y aventuraient pieds nus comme moi, il y avait de miraculeuses plages de rocher très plates, immergées, et délicieusement mousseuses. Une délivrance pour mes arpions quand je les atteignais. Un bonheur, même.

   Le sieur Cialelli ne laissait à personne le soin de faire cuire les côtelettes d'agneau que, traditionnellement, il amenait pour le pique-nique et avait érigé en système le mode de cuisson par ses soins. Dans un creux de ces rochers inhospitaliers de Bérard, il plaçait en abondance des débris de cagettes de légumes en bois blanc, par-dessus le tout, et coincée tant bien que mal, il plaçait une grille sur les pointes alentour. Et allumait un grand feu. Quand les flammes était très hautes, il plaçait les côtelettes suffisamment longtemps pour qu'elles deviennent noires comme du boudin, mais pas trop non plus pour qu'elles restent saignantes comme tout à l'intérieur. J'en garde encore les effluves dans les narines et le goût, absolument délicieux, sur les papilles. Et ce, chaque fois que "Jojo la Crevette" me revient en mémoire.

(Dessin de Jean Brua)