jean_brua_1937




Les feuilles mortes se ramassent à la pelle
Les souvenirs et les regrets aussi


   Il est bien bon, Prévert. Et Gérald aussi, qui sollicite ma mémoire de l'année 37. En 37, moi, j'ai eu 2 ans pendant 350 jours sur 365. Autrement dit, mes souvenirs de cette année ne remplissent même pas ma petite pelle de plage ; juste pour les quinze derniers jours, quand j'ai enfin passé 3 ans : un âge et une mémoire de petit homme, même si je n'allais pas encore à la maternelle de la rue Dupuch, chez Mme Peine (ou Peyne), qui avait un nom de jeune fille corse, comme ma maman.

   Donc, j'aurais préféré être consulté sur les année 38, 39 et après. L'avant-guerre, en somme. J'aurais raconté comment, sous la garde de ma bonne Odette, j'ai vu passer la voiture du président du Conseil Edouard Daladier rue Berthezène, devant la Douane (Jean Noguès ne peut pas s'en souvenir, car il n'était pas né). Les enfants de ma future école Duc-des-Cars avaient été munis de petits drapeaux tricolores et tout le monde, sur les trottoirs et dans les escaliers Maréchal-Foch, criait "Vive Daladier !" J'aurais aussi fait part d'une des premières désillusions de mon existence : mes parents avaient ri de bon coeur quand j'avais évoqué avec admiration l'uniforme chamarré et le sabre de celui que j'avais pris pour le chef du gouvernement, et qui n'était que son aide de camp ! Par la suite, mon père (qui n'avait pas pardonné Munich) m'a avoué qu'il avait pensé "aide de con", mais qu'il s'était retenu de le dire, par égard pour la famille.

   Bon, je l'ai quand même raconté, bien que ce soit hors sujet 37. Gérald m'a dit aussi : "Si tu as des souvenirs sur les activités de ton père pendant cette année…" Les activités d'Edmond Brua en 1937, je ne peux les reconstituer que d'après ce que j'ai appris de lui plus tard : qu'il était journaliste à la Dépêche Algérienne, dans l'espèce de palais qui montre toujours son architecture néo-mauresque sur l'ancien boulevard Lafferrière, rebaptisé Mohammed-Khemisti ; qu'il avait publié auparavant ses deux premiers recueils de poèmes, Faubourg de l'Espérance et Le coeur à l'école et qu'il mijotait pour l'année suivante ses Fables bônoises. J'étais loin de me douter que ces vers, classiques ou pataouètes, seraient encore lus 80 ans plus tard. Pour ma part, j'avais appris à chanter quelques comptines qu'il écrivait spécialement pour ma soeur ou moi, dont Jean-Tout-Court, dont je n'ai retenu que le premier couplet :

   Il était un p'tit bonhomme
Qui s'appelait Jean-Tout-Court :
Il était rond comme un' pomme
Et joli comme un amour.
Refrain
Jean-Tout-Court qui n'a l'air de rien,
Vous verrez comme il ira loin !

   Je lui dois aussi la plupart des ballades et berceuses que j'ai chantées à mon tour à une multitude d'enfants, dont les miens et la suite, bien sûr. De Do do, l'enfant do, Colas mon pt'it frère, La Poupée malade, La révolte des joujoux au Grand Lustucru. Et jusqu'à une chanson populaire allemande, qu'il tenait de son grand-père alsacien et qu'il fredonnait en me faisant sauter sur ses genoux :

Hop ! Hop ! Hop !
Pferdchen lauf galop !
Über stock und über steine
Aber bricht dir nicht die beine
Hop ! Hop ! Hop !
Pferdchen lauf galop !

(Hop ! Hop ! Hop ! / Petit cheval, au galop ! / Par-dessus bois et pierre / Mais ne te casse pas la jambe / Hop ! Hop ! Hop ! / Petit cheval, au galop !) .

   Mais ce que j'aimais par-dessus tout, c'était la lecture de contes ou de journaux illustrés. Lecture n'est pas le mot juste, car mon père "racontait" l'histoire d'une manière détachée qui excluait le mot-à-mot, en promenant son doigt sur les images. Ce qui, par comparaison, me faisait reprocher aux autres (ma mère, ma soeur, ma bonne Odette) de "lire mal" le Journal de Mickey ou Bibi Fricotin, dont j'étais évidemment incapable de déchiffrer les légendes, en cette année 37 où je ne suis devenu "grand" que deux semaines avant sa fin.