(kemias13.htm)



   La télévision ne montre plus guère (c'est peu dire) La Strada de Fellini. Mais quand on a découvert ce film à 20 ans, dans la dernière année de paix d'Alger, comment oublier la musique triste de cirque à deux sous, la frimousse enfarinée de Gelsomina et les rodomontades du terrible Zampano, l'athlète de foire incarné par Anthony Quinn ? Qu'on se rappelle sa tirade, au moment où, le torse enserré de chaînes cadenassées sur le sternum par un crochet, il se prépare à se libérer par la seule force des pectoraux :

   " - Mesdames et Messieurs, le morceau de chiffon que vous voyez sur ma poitrine n'est pas destiné à me protéger, mais à vous épargner la vue du sang qui pourrait jaillir ! "

   La phrase est répétée plusieurs fois dans le film, à la virgule près. Pour beaucoup d'Algérois qui ont fréquenté le square Lafferrière dans la décennie 45-55, elle semble avoir été "pompée" par Fellini dans le répertoire d'un Zampano avant la lettre qui se produisait dans la partie de ce jardin située entre l'avenue Pasteur et le plateau des Glières. Mais, comme il est probable que le numéro faisait le tour de la ville, des anciens de Bab el Oued et de Belcourt peuvent tout aussi bien se souvenir de l'hercule entre deux âges, court-vêtu à la Tarzan, qui bonimentait sur le même ton farouche, entouré d'accessoires de ferme et de forge : roues de charrette, herse, timons de charrue, poutres de fer, enclume...

   Le clou - si l'on peut dire - de son spectacle était un "porté" vertical, sur la poitrine, d'un timon de charrue muni de son soc, qui devait peser une centaine de kilos. Pour empêcher la sueur de faire glisser la base du fardeau sur ses pectoraux, notre homme, comme Zampano, utilisait en tampon un petit carré de tissu ou de cuir. Celui-ci n'était pas censé "épargner aux spectateurs la vue du sang", mais le discours de l'athlète n'en faisait pas pour autant grâce de détails grandguignolesques sur les dangers de l'exercice. Ce qui donnait à peu près ceci :

   " - Mesdames et Messieurs, je vous ferai remarquer que si le timon en équilibre venait à glisser, le soc s'abattrait comme un couperet de guillotine et me fendrait la tête par le milieu, de haut en bas, comme une simple bûche".

   Une rumeur d'effroi parcourait alors le cercle de spectateurs et Madame Hercule, pour faire bonne mesure, se tordait les bras en faisant mine de retenir son homme. Mais lui, inflexible, empoignait son timon d'un air tragique, comme si chaque fois était la dernière de son existence et, pour le mettre en place sur sa poitrine, le hissait d'un mouvement de piston avec un "han" de bûcheron qui faisait reculer instinctivement le premier rang de spectateurs. Puis, la position d'équilibre assurée, il faisait quelques pas au centre du cercle, les bras écartés en balancier, le visage congestionné par l'effort, le regard fixé sur son "soc de Damoclès". Cela durait quinze ou vingt secondes de suspense, avant le choc du "reposez-arme !" sur le bitume, le soupir de soulagement et les applaudissements de l'assistance.

   En conclusion de cette séquence dramatique, l'épouse sauvée encore une fois du veuvage, entreprenait alors son tour de collecte, en s'efforçant, un souci chassant l'autre, de repérer les aoufistes avant qu'ils se défilent...

J.B.



POUR LES JARDINS LAFFERRIÈRE, BIEN DESCENDRE JUSQU'EN BAS DE L'ÉCRAN...
Merci à Yves Jalabert pour cette aurore.