"Je suis un "Emile Félix Gautier"...
par Jean-Louis Jacquemin (cycle 1948-1955)
Rentrée 1954




   Maîssieueu.... Vous êtes des Aîmile Faîlixxe Gautiâââîîî...".

   De sa voix inoubliable, traînant sur les finales et rajoutant de pleines pelletées d'accents graves et circonflexes sur les voyelles, Jean Choski, superbe, harangue la cohorte disparate qui vient de se distribuer derrière les pupitres pour le premier cours de philo.

   Contrairement à mon habituelle prudence, je me suis propulsé au premier rang, bureau calé contre l'estrade du "Maître", flanc gauche appuyé à la fenêtre haute qui domine la cour et donne, au ras des terrasses, sur l'azur insolent du ciel algérois : je connais mon Choski de réputation et je n'ai pas l'intention d'en perdre une miette.

   Autour de moi je perçois la respiration de la classe, ce corps vivant hétérogène mais pourtant si subtilement convergent, si merveilleusement univoque. J'y participe par contiguïté au travers du halo des visages qui m'entourent. A ma droite, Maillot, carré de cheveux, de menton et d'idées.

   Derrière moi, Jean-Pierre Bardelli, aimable et poli comme un galet, et Jean-Christian Michel souriant ailleurs, l'esprit déjà noyé dans ses accords de saxophone et de clarinette. Au troisième rang mes deux compères, André Barthélémy et Joël Leplus-Habeneck, vers lesquels ma tête se tourne malgré moi par intervalles : juste assez loin, les vieux chameaux, pour marquer leur réprobation de ma place de "sbibeur". Au-delà, tous les autres dont je revois le visage et bien souvent, la place exacte, que je pourrais énumérer.

   "Oui, des Emile Félix Gautier... Vous n'êtes pas comme ces malheureux garçons du "grand lycée"... dans leur caserne! ...Et si on vous demande pourquoi vous êtes venus à Emile Félix Gautier vous répondrez que c'est pour faire de la philosophie avec Choski !".

   Le ton est donné... Je jubile ! Le Choski 54/55 s'annonce un très grand millésime (et de "garde" : 35 ans après, il n'a rien perdu de son bouquet ni de sa force...).

   Exceptionnel personnage, imprévisible, séduisant, fantaisiste, cabotin parfois voire même exécrable à ses heures, mais formateur, puissamment original, étincelant d'intelligence, et doté d'une pensée tout à la fois claire, élégante et précise. Et par moments, fulgurante : alors, quelles envolées ! (sur Kant notamment). Un vrai, un grand philosophe...

J'aime mon lycée...

   En me haussant un peu sur le coude, je peux, par la fenêtre, embrasser l'ensemble du bâtiment.

   En contrebas la cour, carrée, bien calée entre le préau de l'entrée qui me fait face et l'esplanade surélevée des "4ème" qui borde, à mes pieds, la façade du bâtiment "du fond" dans lequel nous nous trouvons.

   Cette cour, maintenant vide est le champ clos d'une deuxième vie : celle des récréations et des intercours. Pour les "petits" c'est l'arène des derniers jeux de l'école : gendarmes et voleurs, délivrance... Bientôt relayés, au fil des cours, par leurs homologues historiques : Spartiates et Athéniens, Horaces contre Curiaces... Pour les autres, c'est le lieu privilégié des conversations, des éclats de rire, du farniente adossé à un pilier. Il s'y élabore des regroupements subtils, des conglomérats d'affinités dont l'alchimie délicate varie au fil des jours.

   On y "tchatche", on y raconte son week-end (en majorant ses bonnes fortunes), on refait le monde, et surtout on évoque les blagues énormes, les chahuts jouissifs, les trouvailles de génie où chaque nouvelle initiative apporte sa pierre à l'édifice dans un oecuménisme qui, pour une fois, lie entre eux les potaches d'Alger tous lycées confondus.

   On y prépare, pour ne pas être en reste, des canulars plus gigantesques encore, qui demain iront grossir la tradition... Parfois on y règle ses comptes, ou plutôt on les prépare à un grand renfort de verbe, de mimiques expressives, et de gestes hautement symboliques. Les choses sérieuses se passeront plus tard, à la sortie, dans une discrète ruelle avoisinante , au cours d'un rendez-vous bref et violent comme à "OK corral". Le lendemain on voit fleurir des lunettes noires, pour cacher des cocards honorables.

   La "sortie", instant béni entre tous... Elle est là, en face de moi, de l'autre côté de la cour.

   A travers les grandes portes vitrées je devine plutôt que je ne vois, le hall, semi-rotonde isolée de la rue par ses pavés de verre translucide, où passe, par instants, la silhouette couronnée de cheveux blancs de"Cerbère" (Monsieur Pérez), notre concierge qui s'agite... Excellent homme, au demeurant, mais redoutable et redouté gardien de la porte. Il n'a pas son pareil pour repérer au milieu de la horde qui se rue à la cloche de 10 heures en brandissant des billets de sortie vrais ou faux, le resquilleur furtif ou le spécialiste flegmatique et détendu du "Taper kaw".

   Sur la droite, toujours sous le préau, la fenêtre maintenant close de l'estanco où "madame Cerbère", chignon grisonnant et digne, dispensait, naguère encore, crayons, gommes et cahiers oubliés aux "petits" de sixième, et, dans les moments fastes, des "Crush" au goût chimique dans des quarts d'aluminium accompagnés de croissants bourratifs .

   A gauche, de l'autre côté de l'entrée, le perron donnant par l'intermédiaire d'une coursive sur le bureau, largement vitré, du bon monsieur Féraud, secrétaire dévoué et homme affable.

   Remarquable professeur de mathématiques à ses heures (je lui dois le peu qu'il m'en reste), c'était aussi le représentant local de la "Ligue Maritime et Coloniale", devenue sur le tard "d'Outre Mer" dont nous avions tous (ou presque) la carte en poche, schéma obsolescent d'une France exportatrice de ses frontières qui, à notre insu, mourait discrètement sous nos yeux.

   Avec ses trois marches raides, son bastingage et ses baies vitrées, cette coursive avait quelque chose de la passerelle d'un navire. D'un côté elle communiquait avec le hall. De l'autre elle donnait sur l'antichambre du bureau du proviseur que l'on imaginait impressionnant mais que nul ne souhaitait vraiment visiter si ce n'est à l'occasion, très hypothétique, de la remise des félicitations du Conseil de Discipline. Excellent monsieur Plane, avec sa crinière et sa bonne tête de lion ombrageux et débonnaire à la fois !

   Nous le craignions comme la peste tout en l'aimait confusément, car nous le savions juste et nous le devinions, tout compte fait, plein de tendresse pour ces chenapans indisciplinés et frondeurs qu'il avait mission d'amener au bachot. En attendant, il était imposant et ses rares apparitions dans la cour ("22, v'là le Proto !") figeaient des rangées impeccables et des troupeaux d'agneaux candides là où, l'instant d'avant, régnaient encore le brouhaha, la cohue, voire même la castagne.

   A l'équerre de ce bâtiment administratif, encadrant la cour, les deux ailes latérales soulignées de plain-pied par une galerie à colonnades, longeant les classes du rez-de-chaussée. A ma gauche, les 6ème, séparées de la salle des profs par "le grand pissoir", espace plus élégant qu'il n'y pourrait paraître, avec ses lavabos blancs en vis-à-vis, et dernier salon où l'on cause, une tolérance pleine d'humour y autorisant la cigarette pour les "grands" des classes terminales reconnaissables à leurs pantalons longs.

   A droite, l'enfilade des 5ème, avec dans le coin une ardoisière plus plébéienne et l'escalier montant aux étages et desservant la salle de dessin. C'est là que règne Burel, peintre authentique et prof par nécessité, malheureux Breton fourvoyé dans cette Algérie tout en contrastes à laquelle son âme finistérienne habituée aux brumes, aux sombres venelles, aux matelots ivres, et aux filles blêmes, ne sut jamais adhérer réellement.

   A la suite de cet escalier, juste avant les classes, le bureau de l'intendant, jouxtant celui du censeur, l'intraitable Salini, dit le "diable boiteux" au masque glacé .

   Pour l'heure, c'est le brave "Sosthène" qui sort de ce bureau : silhouette dégingandée, flottant dans un cache-poussière gris et fauchant la cour à grande enjambée sous les ficus étêtés pour l'hiver, le nez long, la figure basse mais l'oeil vif. Il serre sous son bras l'immense "cahier d'absences", telle une fourmi empêtrée par un trop lourd fardeau. Tout à l'heure, un sourire énigmatique aux lèvres, il rentrera dans chaque classe presque sans frapper, ouvrira le lourd registre à la page sur le bureau et savourant sa minute de puissance, triera lentement, dans un silence angoissé, la liasse jaune des billets de "retenue" de la semaine.

   Enfin, presque à mes pieds, invisibles à droite sous la galerie, les deux études. Ici règnent des êtres hybrides, mi-pions mi-adjoints d'enseignement : Costa-Marini, petit corse au regard pétillant de malice qui fait ce qu'il peut, verbe sec et main dans le gilet pour ressembler à son Empereur, "Pied de bouc" , hélas trop bien nommé (nous allumions des brûle-parfums de mosquée pendant ses cours) et "Crapulopoulos" , sorte de Jaruzelski prémonitoire avec son imperméable de vopo, ses lunettes noires vissées sur le nez et sa bobine figée d'espion toujours pas revenu du froid.

   A notre niveau, tout le premier étage en "U" est occupé par les grandes classes, et les amphis (cinq, s'il vous plaît) des "scientifiques" : Bizos, idole des "Math-élème", Mozziconacci, Prince des Sciences-Ex et les 4 physiciens, Bonnet, Bringuier, et deux personnages plus colorés, "Zénobie" et "P'tit sac" dont la brouille légendaire, soigneusement entretenue par les élèves, faisait nos délices.

   On y trouve aussi, bien à l'abri dans un recoin avec vue sur la cour, le bureau de Richard dit "Coeur de Vache" surveillant général discret et pas plus vache que ça (mais le jeu de mot était inéluctable).

   Enfin, couronnant le tout, les terrasses, champ de manoeuvre de Vintouski, d'Olive, de Lagarde, et du distingué monsieur Laye (de Tèbe, par Mauléon-Barousse, Hautes-Pyrénées) , dispensateurs d'éducation physique et de sport. Elles permettaient aussi à l'occasion, en fin d'année, de balancer des oeufs pourris sur l'infortuné et timide "Zambo" bredouillant avec peine l'habituel discours de distribution des prix.

   Oui, j'aime mon lycée. C'est ma dernière année dans cet univers où j'ai coulé des jours faciles, et elle a la saveur douce-amère des fins de cycle. J'y ai été heureux, voluptueusement heureux, et cela sans préjudice des heures de colle, nombreuses, je l'avoue, de l'angoisse des préparations non faites et des compositions non sues, des méandres vraiment rébarbatifs de la pensée de Thucydide pour lequel Baccardatz avait une passion coupable ou de la sécheresse élégante du style de Sénèque (mais là, fort heureusement, monsieur Gaffiot avait la citation facile). Sans préjudice non plus des horions distribués et plus encore, reçus, des trajets obliques en remontant la rue Hoche, au large de commerçants exaspérés par les blagues de la veille, ou des fuites peu glorieuses devant des bandes défiées à la légère le matin même et qui rassemblaient brusquement des réserves imprévues.

   Merveilleux univers clos et sans limite, chaleureux et impitoyable, contraignant et libérateur. Découverte de l'amitié, de la liberté individuelle et de l'identité, loin des frontières familiales.

   Apprentissage de la rigueur du jeu social et de ses règles non écrites mais inviolables. Et en prime, au hasard de tout cela, presque insidieusement, acquisition des bases solides de toute une vie, car ils valaient quelque chose, comme formateurs, nos "profs" de Gautier !

   Qu'on me pardonne de ne citer ici que ceux qui m'ont le plus marqué dans cette série AA'- Philo qui fut la mienne : les deux Chiapporée, remarquables initiateurs aux Lettres Classiques, Simon en Anglais, Bertrand en Histoire et Géographie, enthousiaste et cocardier, avec son contrepoint nécessaire, Ageron, distancé et réaliste, en terminale; Mozziconacci, passionnant en Sciences Naturelles et d'une clarté limpide ; enfin l'incomparable trilogie des "Humanités" : Laherre, Videau, Choski. Quiconque est sorti de leurs pattes peut sans forfanterie prétendre qu'il a reçu une éducation d'humaniste, et, si j'en juge par moi-même, se trouve armé pour la vie.

   Pendant que je médite, Choski, à l'autre bout de la classe, est parti, afin que nul n'en ignore, dans une philippique contre sa bête noire, "Cet âne de Théodule Ribot" ... Il fait beau. Nous sommes le 6 octobre 1954. L'Algérie est un pays paisible. Les vendanges s'annoncent magnifiques. Dimanche j'irai à Boufarik flâner à bicyclette entre les vignes.

Poitiers, le 30 septembre 1989 (revu le 10 mars 2001).

Jean-Louis Jacquemin

Professeur des Universités

Chef de Service au CHU de Poitiers

Ci-dessous, n'oubliez pas un petit bonjour à nos profs !

Ci-dessous, peu à peu, nous allons ensemble constituer la galerie de portraits des personnages cités... et des autres ! Allons-y !


"Le" Jean Choski.

Cliquez dessus, et retrouvez le, avec autour de lui la classe de philo qui assiste à son premier cours de la rentrée 1954, tel que nous le décrit Jean-Louis Jacquemin.


Parmi eux, une future vedette de la musique sacrée dans les années 60 : Jean-Christian Michel ("Requiem", à la clarinette, ça vous rappelle rien ?).

presque toujours la rue Edmond Adam.

malgré des prix très honnêtes, elle dut fermer.... (jalousie ?).

nous regrettions sa cruauté tout en respectant son passé de résistant.

Mr Evenou, bon pédagogue et chic type. Qu'il nous pardonne notre jeunesse impitoyable.

Mr Janopoulos

Mme Riche
Mr Vandevelle ; il devait finir sa carrière à Tulle avec un nouveau surnom.

Monsieur Laye ouvrit une salle de gymnastique au dernier étage du très cossu n° 12 boulevard Victor Hugo, dans le même immeuble où habitait la famille de notre camarade Portier. D'avoir écopé de je ne sais combien de dizaines d'heures de rééducation pour une scoliose me valut certains soirs, en 1960-61, après les cours à Gautier, de voir Monsieur Laye - fine moustache à la Clarke Gable, cheveux gris frisottants impeccablement lustrés, blouse blanche immaculée à col officier - diriger les efforts de ses clients, au milieu de reproductions de statues d'athlètes grecs qui ornaient ce qui aura été la seule maison de redressement que j'aie connue. (Gérald)

Mr Godard, enthousiaste créatif et motivé. C'était son premier poste.

Monsieur Baccardatz, professeur de lettres.
Alias Sacagatz, alias Patrick ....

(archives Jean-Louis Jacquemin)


Monsieur Mozziconacci,

exceptionnel pédagogue, son génie de la schématisation m'aura servi de modèle toute une vie d'enseignant.

philosophe et psychologue français (1839-1916), auteur d'une théorie psychophysiologique de la personnalité. Un des tenants de la psychologie comme science fondée sur la biologie. (N.D.L.R.)


Monsieur Bertrand, histoire-géo (en 1958-59)

(merci à Jacques Robert d'Eshougues).


Cliquez pour agrandir et avec la couleur !



Le censeur : monsieur Salini (en 1954-55),
dont le masque, comme ici, n'était pas toujours si glacé (archives Jacques Robert d'Eshougues, merci à lui!).

Monsieur Dumontet
Jean-Achille Laherre
Monsieur Lagarde,

professeur de gym