Le Jankiki

par Yvon BORIE

Yvon en 1958
(le blouson vient de chez Romoli)



Yvon Borie a re-domicilié ses pénates dans sa Corrèze verdoyante et familiale mais c'est un pur produit algérois. Yvon Borie écrit fort agréablement et s'exprime d'un ton alerte et enjoué juste un tantinet allusif, genre "Laherrophone culturel" car c'est aussi un pur produit gautierain, mais il le fait avec humour et élégance.

Yvon Borie a une curiosité inlassable et sympathique. En dehors de son goût immodéré pour les embruns, il connaît les rues d'Alger comme sa poche et même à ras de bitume car il a usé ses culottes sur les carrioles de la rue Tilloy.

Yvon Borie n'a pas boudé sa place sous les cieux ni ici, ni là-bas et pour les voir de plus près, continue régulièrement à piloter les aéronefs (surtout son Morane-Saulnier super-rallye) comme d'autres font du vélo le dimanche.

Yvon Borie nous rappelle qu'à Alger il y avait aussi des tempêtes, y compris la dernière qui nous emporta, mais que les filles du RUA étaient les plus belles du monde, ce qui fait de nous, quoiqu'on en dise, d'immenses privilégiés.

Jean-Louis Jacquemin, août 2002



"Les lames d'une Méditerranée devenue verte et furieuse passaient par-dessus la jetée..."
Tempête sur la jetée Nord dans les années 30 (cliquer pour agrandir, et mettez le ciré!)
(archives Gaston Bouchinet/Jeannie Poggi)

   Contrairement à ce que pensait un vain peuple septentrional, l'Algérie n'était pas seulement "un pays froid où le soleil est chaud" (Lyautey) mais où l'hiver était assez souvent franchement mauvais.

   Au gré de tempêtes mémorables, les lames d'une Méditerranée devenue verte et furieuse passaient par-dessus la jetée de l'Amirauté jusqu'à, certain jour des années 50, balayer la route en contrebas et jeter une "203" dans le port (eh oui !).

   Il arriva même, dans une période plus reculée, qu'une "septième vague" qui avait de loin visé le promontoire Nelson pour le manquer de peu, renversa une rame des CFRA remorqués par une des dernières "cafetières" , au droit du Cassour.

   C'était en des jours semblables que nous allions Arnold et moi contempler les éléments furieux depuis l'orée du Boulevard Amiral Pierre, mal abrités par les arcades du quartier de la Marine... Surgi de nulle part, un grand vieux cargo (type "war", chauffé au charbon) à demi désemparé, tentait d'embouquer le cul de baie... C'était une des occasions où la Cie Schiaffino faisait sortir son "remorqueur de haute mer", le Saint-Louis, dont le Capitaine habitait rue Horace Vernet, buvait excessivement et battait sa femme dans son deux-pièces à l'attique d'un immeuble qui avait été ébranlé par la bombe de la rue Horace Vernet (on pourrait reparler de cette bombe et d'ailleurs des bombes d'Alger, celles de la deuxième guerre mondiale s'entend). Donc le Saint-Louis (qui avait remplacé le saint Charles désormais rouillant mais proprement, à quai, cheminée encapuchonnée) passa une aussière au cargo fantomatique qui s'appelait... le Jankiki .

   Le Jankiki sauvé des flots, demeura longtemps amarré à la jetée Nord de l'Agha dite de Mustapha. Sa silhouette était devenue si familière aux algérois qu'ils ne le voyaient plus comme il arrive souvent des gens utiles et fidèles qui ne se signalent finalement que par leur absence quand elle devient irréfutable et irrémédiable.

   Et c'est ce qui arriva car après de longs mois de sommeil, sommairement réparé, réarmé, le Jankiki appareilla dans une soirée jaunâtre laissant le quai tristement démuni...

A poursuivre de l'autre côté de l'image ci-dessous (dessin de Yvon Borie)

pour la cafetière et des renseignements sur les CFRA cliquez ici  (lien en cours d'élaboration)

note de JLJ : le Jankiki qui s'appelait initialement "Clan Murdoch" était un des derniers cargos de la série "War" construits en Grande Bretagne pendant la guerre 14-18 pour soutenir l'effort de guerre. Il était sorti de chantier en 1921. Il reprit du service en 1939-45 et participa à la bataille du sud-est asiatique (les fameux vaisseaux de l'enfer) où il faisait la navette avec 2000 tonnes d'obus dans ses soutes et 2000 hommes sur le pont notamment entre Rangoon et Singapour. Il fut plusieurs fois attaqué et endommagé. Racheté à vil prix et rebaptisé après la guerre c'est presque un cargo fantôme complètement à bout de souffle qui vint s'échouer au port d'Alger pour finir définitivement sa carrière au premier coup de tabac dans le Golfe de Gascogne. Lounès avait mal choisi son premier embarquement.




"Le Jankiki sauvé des flots, demeura longtemps amarré à la jetée Nord de l'Agha dite de Mustapha..."

   La grande jetée où s'enchâssait en son centre la piscine du RUA surmontée du mât- sémaphore, était une île et on ne pouvait y accéder qu'en franchissant un Styx mazouteux grâce au service de Charon, je veux dire "le passeur"... Or, il y en avait au droit du RUA, deux !

   "Négro" qui sous son casque colonial et derrière ses lunettes noires cachait un avatar du Comte de Saint-Germain (car des générations avaient connu le même Négro, il y a à écrire sur ce personnage troublant). Négro était le passeur des prolétaires, des môlards, baigneurs impécunieux, pêcheurs et voleurs de vêtements (ah le retour en caleçon de Régnier, oui, Fernand, celui des cafés...).

   Lounès, lui, était le timonier d'un pointu bleu et blanc. C'était le passeur de l'élite, de la jeunesse dorée algéroise et des "filles du RUA" Ah ! des filles, mon bon Monsieur, belles à perdre l'esprit ! (Elles, c'était fait, le contemplateur suivait sans délai). Lounès qui arrondissait ses pourboires en vendant aux petits snobs des bobs acquis à vil prix auprès des marins des navires américains, visiteurs périodiques, ne manquait pas d'allure ni de rêves sans doute rodés au miroitement des eaux glauques entre les deux quais sempiternels...

   Et un jour (doomsday !), plus de Lounès ! Il fallut aux "ruaïstes chic", cotoyer la plèbe dans le pointu noir de Négro, demeuré unique Charon&bbsp;! Le pointu bleu, déserté, restait rivé à son poste d'amarrage. Lounès était parti avec ses rêves sur le... Jankiki...

   Baffagne annonciatrice devenue tempête et de nous tremper derechef avec Arnold sous les bourrasques du boulevard Amiral Pierre.

   Se traînant avec sa vieille machine alternative, déroulant derrière lui son panache charbonneux et funeste, le Jankiki, perdant de vue la ville blanche, avait vu grand : franchir les colonnes d'Hercule . En avant toute, droit devant...

   La nouvelle tomba comme tombent les mauvaises du genre quand les autres s'envolent : le Jankiki avait fait naufrage au large du Portugal... une poignée de survivants ! (le Saint-Louis n'était pas là)... deuil sur le port... Négro impassible (Charon l'était forcément) et qui sait, quelques regrets dans le coeur ou le corps de quelques jeunes filles ruaïstes mais pas trop racistes. Le beau (?!) Lounès avait affronté le Destin et avec celui-là, on perd à tous les coups (un peu plus tôt, un peu plus tard, il a le temps)...

   L'été qui revenait, asséchant tout, livrait derechef son lot de passants au passeur et j'attendais ce matin là sur le quai, le sac de plage "siglé" RUA, jeté sur l'épaule avec une négligence coquette, pour faire "beau" (Camus a écrit une phrase drôle sur le sac et le sigle dans Noces, je crois...).

   Eh alors ? Eh ouala !

   Là, fantôme, cieux ouverts, le bateau bleu et blanc se détache de l'estacade de l'autre côté, le soleil éblouissant (vérifiez, pointilleux, on est bien face à l'Est !) empêche de distinguer le timonier, haut et hautain, la barre négligemment en main.

   Diable ! Lounès, c'était lui... Lounès... mais pâle et lointain. Déjà peu bavard, il demeura fermé... Son regard était ailleurs, il ne fut plus jamais le même... Son rêve s'était englouti avec le Jankiki... Alors seulement j'ai compris que ce navire avait forcément part avec un improbable Ailleurs. Navire symbole, navire présage...

   Un autre Jankiki, peu d'années après s'est englouti, emportant tous les rêves des infortunés Algérois... Trop fragile celui-là aussi, qui n'a pas résisté au vent de l'Histoire... Mais cette histoire là, en est une autre...

Yvon Borie 09/2002

(Les dessins sont de Yvon Borie)

pour l'anecdote du retour de Fernand Regnier sprintant rue Michelet en caleçon de bain,

cliquer ici (patience)

Le détroit de Gibraltar... Pour ceuss-là qui ne suivaient pas en classe.


A la piscine du RUA... Le baigneur est André Barthélémy
(archives Annie Acier)