La grande jetée où s'enchâssait en son centre la piscine du RUA surmontée du mât- sémaphore, était une île et on ne pouvait y accéder qu'en franchissant un Styx mazouteux grâce au service de Charon, je veux dire "le passeur"... Or, il y en avait au droit du RUA, deux !
"Négro" qui sous son casque colonial et derrière ses lunettes noires cachait un avatar du Comte de Saint-Germain (car des générations avaient connu le même Négro, il y a à écrire sur ce personnage troublant). Négro était le passeur des prolétaires, des môlards, baigneurs impécunieux, pêcheurs et voleurs de vêtements (ah le retour en caleçon de Régnier, oui, Fernand, celui des cafés...).
Lounès, lui, était le timonier d'un pointu bleu et blanc. C'était le passeur de l'élite, de la jeunesse dorée algéroise et des "filles du RUA" Ah ! des filles, mon bon Monsieur, belles à perdre l'esprit ! (Elles, c'était fait, le contemplateur suivait sans délai). Lounès qui arrondissait ses pourboires en vendant aux petits snobs des bobs acquis à vil prix auprès des marins des navires américains, visiteurs périodiques, ne manquait pas d'allure ni de rêves sans doute rodés au miroitement des eaux glauques entre les deux quais sempiternels...
Et un jour (doomsday !), plus de Lounès ! Il fallut aux "ruaïstes chic", cotoyer la plèbe dans le pointu noir de Négro, demeuré unique Charon&bbsp;! Le pointu bleu, déserté, restait rivé à son poste d'amarrage. Lounès était parti avec ses rêves sur le... Jankiki...
Baffagne annonciatrice devenue tempête et de nous tremper derechef avec Arnold sous les bourrasques du boulevard Amiral Pierre.
Se traînant avec sa vieille machine alternative, déroulant derrière lui son panache charbonneux et funeste, le Jankiki, perdant de vue la ville blanche, avait vu grand : franchir les colonnes d'Hercule
. En avant toute, droit devant...
La nouvelle tomba comme tombent les mauvaises du genre quand les autres s'envolent : le Jankiki avait fait naufrage au large du Portugal... une poignée de survivants ! (le Saint-Louis n'était pas là)... deuil sur le port... Négro impassible (Charon l'était forcément) et qui sait, quelques regrets dans le coeur ou le corps de quelques jeunes filles ruaïstes mais pas trop racistes. Le beau (?!) Lounès avait affronté le Destin et avec celui-là, on perd à tous les coups (un peu plus tôt, un peu plus tard, il a le temps)...
L'été qui revenait, asséchant tout, livrait derechef son lot de passants au passeur et j'attendais ce matin là sur le quai, le sac de plage "siglé" RUA, jeté sur l'épaule avec une négligence coquette, pour faire "beau" (Camus a écrit une phrase drôle sur le sac et le sigle dans Noces, je crois...).
Eh alors ? Eh ouala !
Là, fantôme, cieux ouverts, le bateau bleu et blanc se détache de l'estacade de l'autre côté, le soleil éblouissant (vérifiez, pointilleux, on est bien face à l'Est !) empêche de distinguer le timonier, haut et hautain, la barre négligemment en main.
Diable ! Lounès, c'était lui... Lounès... mais pâle et lointain. Déjà peu bavard, il demeura fermé... Son regard était ailleurs, il ne fut plus jamais le même... Son rêve s'était englouti avec le Jankiki... Alors seulement j'ai compris que ce navire avait forcément part avec un improbable Ailleurs. Navire symbole, navire présage...
Un autre Jankiki, peu d'années après s'est englouti, emportant tous les rêves des infortunés Algérois... Trop fragile celui-là aussi, qui n'a pas résisté au vent de l'Histoire... Mais cette histoire là, en est une autre...
Yvon Borie 09/2002