Du Champ de Manoeuvres, terrain essentiellement militaire, il avait été octroyé dans un de ses angles (côté Sadi Carnot - face Rond-Point) un terrain que la Ville d'Alger avait aménagé en jardin public assez vaste et clôturé sommairement par une barrière en lames de chataignier.
Le sol était de la terre battue de tuf. Dans le square il y avait des massifs de plantes décoratives (genre bigaradier, bambou) et des fleurs (canna et aubépine). Dans le centre, un vaste kiosque à musique en forme de polygone multipans surélevé. Il y avait aussi des ficus et des bancs en bois sur le pourtour intérieur.Dans ce jardin, havre de paix soustrait au domaine de Mars, et autour de lui allait s'organiser le monde des festivités de mon enfance...
Musique !
Ce jardin était le centre du quartier. C'est là que les enfants, accompagnés ou non, se rendaient pour s'ébattre et se livrer à des jeux divers. Les adultes aussi, jeunes et moins jeunes, venaient pour discuter de tout et de rien, et pour écouter les concerts de la Société Philarmonique "L'Africaine de Mustapha". Son Président était Monsieur Albert Chauzy, puis Monsieur François Toche; le chef d'orchestre était Monsieur Henri Siacci, également Maître des Grandes Orgues de Sainte Marie-Saint-Charles de l'Agha; chef de la Clique Monsieur Abel Boursaud, etc... Ces concerts étaient aussi donnés par la Société l'Estudiantina de Mustapha Orphée, orchestre à cordes à plectre (mandolines et guitares) qui avait son siège dans les locaux de l'ancienne mairie de Mustapha, rue du 4 Septembre (Démétrio Garcia, mon père, en était le Président. Le Chef d'Orchestre en était Monsieur Lucien Pagès, puis Monsieur Michel Schiano).
Autour du papa d'Henri, découvrez l'Estudiantina de Mustapha ORPHÉE, dans les années 20.
Il s'y donnait des concerts, diurnes ou nocturnes (le kiosque était là pour ça), il y avait aussi les bals du 14 Juillet ou les bals des fêtes du quartier pendant l'été. Pour ces manifestations, le jardin était décoré de guirlandes, de drapeaux et de pavillons, une porte d'entrée monumentale était éclairée "à giorno", d'abord à l'acétylène, puis à l'électricité. Pendant ces fêtes, des jeux étaient organisés les après-midi des jours fériés pour les enfants et les jeunes du quartier : mât de cocagne, course en sac, jeu de matraquage à l'aveuglette de marmites suspendues et lâchers de montgolfières. Les bals se déroulaient le dimanche soir. On y venait en famille. Les épouses, les mères, les filles et les enfants prenaient place sur des chaises de location, tout autour du kiosque où l'orchestre était installé. Les hommes, jeunes ou moins jeunes, se tenaient, en principe, debout, derrière les chaises, reluquant de loin les cavalières potentielles.
L'orchestre était composé d'une douzaine de musiciens environ, avec cornet à piston, clarinette, saxophone, trombone, basse, contrebasse (cuivre), caisse claire, grosse caisse et cymbales. Les batteries de jazz n'existaient pas, pas plus que la sono.
L'orchestre jouait trois séries de danses en commençant chaque série par une polka, une mazurka (ou java), une scottish, une valse, un quadrille formant des groupes de quatre couples. Le bal se terminait vers minuit par le grand quadrille endiablé des Lanciers.
Pour les concerts organisés l'après-midi, les orchestres étaient au complet, soit 60 musiciens environ pour l'Africaine et 40 pour l'Estudiantina.
Les boules et les glaces
Au cours de ces festivités, des concours de boules étaient organisés à l'extérieur du jardin, sur un terrain non aménagé. Ainsi, toute l'année, les joueurs fanas de "longue" pouvaient s'entraîner et jouer tous les jours dans des parties acharnées (avec ou sans enjeu).
Il faut préciser que 1'A.S.B.A. (Association Sportive de la Boule Algéroise) avait son siège 91, rue Sadi Carnot (en face du jardin) au Bar des Boulomanes, tenu par Monsieur Florentin Bonnet, président de la Fédération Bouliste d'Afrique du Nord. La plupart des concours de boules étaient organisés sur ce terrain et ils étaient dotés par les fabricants de spiritueux tels que Rebaud fils aîné, Anis Cristal Liminana, Flor de Anis Gras Frères, Phénix-Kanoui et Lackar, etc.
Une foire foraine venait s'installer pendant la saison estivale et séjournait pendant deux mois environ sur une parcelle du Champ de Manoeuvres contiguë au jardin, entre le jardin et la rue de Lyon. A cette foire foraine, on trouvait des gaufres, des glaces, des pâtisseries (bizarrement, les sucreries arabes étaient absentes).
Je dois signaler que nous disposions en permanence, à l'entrée du jardin, d'une vaste baraque où Madame Gautier nous approvisionnait à longueur d'année en glaces et sorbets qu'elle fabriquait sur place en tournant à la main sa sorbetière et qu'elle nous vendait en forme de "gaufrettes".
Le manège de Monsieur Louis et
le limonaire de Monsieur Lepère
Dans la partie attraction manèges, il y avait le manège des chevaux de bois de Monsieur Louis, installé toute l'année sous les fenêtres de mes parents situées 2, rue de Lyon. Pourquoi toute l'année ? Parce que Monsieur Louis était Algérois. Ce manège tout ce qu'il y a de plus classique, était actionné par un cheval que Monsieur Louis amenait les jours de foire et qu'il faisait passer au centre du manège pour le faire tourner, après avoir démonté un panneau du plancher du manège. C'était simple !
Il y avait "Les Vagues de l'Océan", "Le Gouffre du Maelstrom"; celui-ci fonctionnait à bras d'hommes, en faisant tourner d'abord la plate-forme surélevée dans le vide d'un plancher lui aussi surélevé. La plate-forme était suspendue par des suspentes inclinées, accrochées à une grosse rotule centrale reposant sur le mât central du manège et qui permettait à l'équipe de fonctionnement d'imprimer à la plate-forme les balancements de la houle. Les gondoles étaient accessibles par le plancher circulaire et surélevé où se trouvaient des escaliers monumentaux partant du sol. Ces escaliers étaient décorés de statues de sirènes, de marins, de grands navigateurs, et il y avait de grands panneaux portant le nom des grands ports du monde ainsi que ceux des grands navigateurs. L'ensemble des decorations étalt peint en bleu océan et blanc et surmonté d'arcs équipés de centaines de lampes électriques.
L'ambiance musicale était assurée par un immense et merveilleux orgue Limonaire sur remorque indépendante qui jouait tous les chants patriotiques et les marches militaires de la guerre de 1914, ainsi que les airs d'Opéras et d'Opérettes anciens et modernes. La force motrice pour le fonctionnement de cet orgue, ainsi que tout l'éclairage du manège, étaient assurés par l'électricité produite par une dynamo entraînée par un moteur thermique à essence (le diesel n'était pas encore dans le domaine public). Ce merveilleux manège, pour l'époque, était l'invention, la réalisation et la propriété de Monsieur Marius Lepère qui vivait dans une immense et merveilleuse roulotte (que l'on nommerait aujourd'hui "super caravane") près de son manège.
Les Montagnes Russes de Monsieur Vella
Dans cette fête foraine, on pouvait aussi admirer (ou bien utiliser) le manège de Monsieur Vella, nommé "Les Montagnes Russes" (aujourd'hui La Chenille). Ce manège était tout à fait original car il fonctionnait à la vapeur, produite par une chaudière verticale (genre Field), chauffée au charbon, avec une cheminée qui sortait par le centre du chapiteau circulaire en toile et sifflet de locomotive à deux tons. Ladite chaudière alimentait en vapeur un mécanisme alternatif vertical entraînant le mouvement de rotation du manège proprement dit, composé de gondoles roulant dans un monorail en U circulaire à profil de sinusoîde vertical, figurant alternativement les vallées et les sommets des monts de l'Oural. La grande attraction, pour ce manège, était de regarder les démarrages de la rotation avec les purgeurs du cylindre ouverts et crachant de la vapeur dans un sifflement strident qui couvrait les harmonies égrenées par un Limonaire relativement modeste. Cela valait bien le démarrage de la locomotive du train d'Oran en gare de l'Agha !
Le "fouet" !
Il y avait une autre attraction qui attirait les adolescents curieux dont je faisais partie. C'était un manage qui se nommait "The Whip" (le fouet). C'était un ensemble de panneaux rectangulaires, avec un revêtement en tôle d'acier, formant un plateau de 15 mètres environ de longueur et 5 mètres environ de largeur, surélevé de 0.50 mètre au-dessus du sol. A chaque extrémité de ce plancher métallique, était disposé un volant de 2 mètres environ de diamètre couché à plat. Dix mètres environ les séparaient. L'un de ces volants était entraîné dans une rotation par un moteur à explosion Bernard (les moteurs fixes à essence Bernard compacts étaient à l'époque les plus "high tech"). Un second moteur identique au premier entraînait une dynamo fournissant l'éclairage et la décoration de l'ensemble, l'autre volant situé à l'autre extrémité était "fou", autrement dit libre. Entre les deux volants, un câble sans fin était tendu. Des gondoles montées sur quatre galets à chape pivotante, étaient rattachées au câble par l'intermédiaire d'un jeu de deux bielles assemblées en compas fermé par un ressort puissant. Lorsqu'une gondole arrivait sur un des volants en rotation, la force centrifuge la lancait violemment vers l'extérieur en l'éloignant du volant par la détente du ressort du système de liaison au câble : "WHIP!!!", c'était le coup de fouet !
Monsieur Folker, pépino
A côté de tous ces manèges, il y avait des balançoires, des baraques de loteries de vaisselle, des tirs à la carabine, des jeux de massacre, de pêche aux vins mousseux. Certains cirques, comme le Cirque Fedrizzi, le Cirque Joyat, le Cirque Zavatta (celui de Démétrio Zavatta, père du Achille qui naquit à La Goulette en 1915, l'année de notre installation au n°2 de la rue de Lyon), venaient installer leur chapiteau sur le Champ de Manoeuvres en bordure de la rue de Lyon. Ils y séjournaient quelquefois pendant un hiver pour réaliser l'entretien de leur matériel.
Nous avions à l'année Monsieur Folker. Qui était ce Monsieur Folker ? C'était un "pépino", homme de cirque, pauvre et besogneux, qui présentait un spectacle en plein air, sans chapiteau, au centre d'un cercle formé de bancs démontables sur deux rangées et entourant un portique avec anneaux et trapèze. Un vieux tapis, complètement élimé, posé sur le sol, figurait la piste. Ce pépino donc présentait avec quatre ou cinq acolytes, un spectacle de numéros d'acrobatie aux agrès, ou des contorsions au sol, ou des numéros de force avec poids et haltères, des numéros de chiens savants, ainsi que des entrées comiques avec clown et Auguste. Le spectacle se déroulait le soir à la lumière des lampes à acétylène, ou l'après-midi pour les enfants lorsque le temps le permettait. Les spectateurs pouvaient s'asseoir et profiter du spectacle, mais devaient verser, autant que possible, une obole lors de la quête, juste avant la fin de la représentation.
Voilà ce qu'étaient nos communs et publics divertissements dans ce quartier du Champ-de-Manoeuvres, à Alger Mustapha, en cette fin du premier quart du XXème siècle. Un monde d'avant la semaine de quatre jours, d'avant les congés payés, d'avant beaucoup de choses. Mais un monde où il faisait si bon vivre.
Henri Garcia, 2001.