Lundi 30 octobre 1950, en "matinée" du Cirque AMAR, esplanade du lycée Bugeaud :

devant plus de 3.000 Algérois, dont peut-être vous...


CET HOMME VA MOURIR !


Émile Tzaut, dit "Tzem, l'Homme V2"

Documentations de Gérard Séguy et Gérald Dupeyrot,
schéma de Jean Brua, illustration de Rino Ferrari !
Photos de Yves Debraine
Textes de Gérald Dupeyrot, Marcel Paviot, Georges Gygas, Raymond Vanker.



Parfois, ça fait une drôle d'impression de fabriquer Es'mma... C'est intéressant, souvent passionnant, mais aussi c'est troublant, il arrive même allez, disons le, que ce soit carrément ennivrant. Comme si on était à la fois des Stanley voyageurs du temps allant ramener des Livingstone perdus dans la jungle des moments révolus, des Rouletabille qui repartiraient dans le passé pour terminer des enquêtes commencées et restées inachevées, des émissaires d'une puissance bienveillante retournant au royaume des ombres, et investis du pouvoir exorbitant de redonner leur vie et parfois même leur visage, à des oubliés du temps...
Comme c'est le cas aujourd'hui pour Émile Tzaut.

Non, Émile Tzaut n'était pas algérois. Il était suisse. Mais il y a bientôt soixante ans de ça, il est mort devant plus de 3.000 Algérois, après en avoir diverti et bouleversé au bas mot 60 à 70.000 autres dans les quatorze jours précédents (à raison de deux représentations par jour, sauf le premier soir). Nous le connûmes sous son nom d'artiste : "Tzem", l'homme V2 ! "Tzem", pour l'onomatopée qui décrit le bruit de ressort que faisait la détente propulsant son engin ? C'est un drame qui hante la mémoire de nos enfances et le passé de notre ville. Mais de façon vague, embrumée, souvent approximative, presque rêvée, les fantômes qui rôdent aux limites de la mémoire sont flous et déjà à moitié effacés par l'oubli. Et voici qu'Es'mma les rattrappe, les ramène dans la lumière, celle d'Alger, si belle, ou pour Émile Tzaut, dans celle des projecteurs du cirque. Celui où nous nous trouvons en cet après-midi du 30 octobre 1950. Pour le faire mourir une seconde fois ? Non, plutôt pour qu'on se souvienne de lui à jamais, lui qui avait apporté tant de soin et tant de foi à son numéro, que justement il aurait souhaité inoubliable ! (lisez l'article de "l'Illustré").

Pourtant, Émile Tzaut, son numéro, son accident, ils ont failli sombrer dans les limbes de tout ce qui est survenu mais dont nul n'a plus la mémoire. Sur internet, on ne trouve rien sur lui. Jusqu'à ce qu'arrive cet écran que vous avez sous les yeux. Alors, souvenez-vous, vous qui étiez là comme vous qui n'étiez pas là (notre mémoire se repaît aussi des souvenirs et des récits des autres, et se les approprie)... Vous, les petits et les grands, souvenez vous... Les clowns de piste ont cessé de faire les andouilles... L'orchestre finit de la jouer triomphant, la musique s'estompe, elle va maintenant se raréfier en un roulement de tambour retenu, ou quelque chose d'équivalent, qui contraint nos coeurs de spectateurs à battre à l'unisson de ce rythme de suspense... Et puis...

À la "UNE" de "RADAR" du dimanche 12 novembre 1950
l'illustration de Rino Ferrari
(documentration Gérald Dupeyrot)



... et dans l'Écho d'Alger du 31 octobre 1950




Un peu de technique, avec l'oncle JiBé...




(Infographie J. Brua)




L'accident relaté par le journal "RADAR" :





La courte carrière de Tzem

   Lorsque les Algérois voient le numéro de Tzem pour la première fois (c'est le soir du dimanche 15 octobre 1950, la tente du cirque Amar est alors plantée au Champ de Manoeuvres), l'Homme V2 en est au tout début de sa nouvelle carrière. C'était il y a seulement quelques semaines qu'Émile Tzaut présentait à un public restreint, en Suisse, son numéro révolutionnaire. Georges Gygax, reporter à la revue suisse "L'Illustré", et ancien collègue de Tzaut, nous rapporte l'évènement par le menu. Parmi les quelques spectateurs, l'un des frères Amar est là. Selon le journaliste, ce dernier aurait dit : "C'est un tout grand numéro ! Croyez-moi, pour tout l'or du monde, je ne monterais pas dans ce machin-là !". Le "Radar" qui comporte cet article ne date que du 19 octobre dernier. C'est dire que l'accession d'Émile Tzaut à sa nouvelle carrière d'Homme V2 est récente ! La suite, vous la connaissez... Le saut fatal était seulement son trente et unième (selon "Radar". Marcel Paviot dans "l'Écho d'Alger" récapitule les 29 sauts que Tzem effectua en Alger. Les deux sauts de différence s'expliquent par le fait que Tzaum s'était produit à Toulouse avant la tournée du cirque Amar en Afrique du Nord, commencée par Alger).



"L'Illustré" du 19 octobre 1950



(il s'agit du texte original, scanné, et remonté par les soins d'Es'mma en un format adapté à l'écran).
Ci-dessous, la couverture de ce magazine, et quelques unes des photos qui accompagnaient ce reportage.

 

 



Champ-de-Manoeuvres ou esplanade du Lycée ?


Extrait du Livre d'Or d'Es'mma :

Jacques Teste (1948) (Alger/Marseille)
17/03/2006 13:50

L'"homme obus du cirque Amar" : C'était au Champ de Manoeuvres. J'ai encore en mémoire avec beaucoup de précision le cliché de ce drame. Pourtant je n'avais que 5 ou 6 ans tout au plus. Nous étions assez haut sur les gradins. Un camion de pompier avec sa grande échelle entre sur la piste. Il se positionne le plus loin possible. Mais ce n'est pas un camion de pompier et la grande échelle est en fait une sorte de long canon. En face de lui, à l'autre bout, un filet, pas très grand, oh non, je dirai vraiment petit. Puis un homme vêtu des pieds à la tête d'une combinaison blanche, s'avance au centre de la piste et dans un rayon de lumière salue la foule les bras levés. Prestement il rejoint le camion, grimpe sur la plateforme, et s'engouffre dans la bouche du canon les pieds en avant. La foule retient déjà son souffle pendant que le speaker termine son annonce. Quelques secondes encore et soudain une détonation accompagnée d'une grosse flamme genre feu d'artifice, et voilà notre homme oiseau qui traverse la piste comme un éclair blanc en direction du filet. Malheureusement le rendez vous ne se fera pas. L'homme blanc accroche plus ou moins le filet d'une main mais ne peut se retenir et chute gravement sur le dos. La foule perçoit vite l'instant dramatique lorsque les pisteurs entourent précipitamment le blessé. Encore quelques minutes d'angoisse et une civière vient relever le malheureux. L'instant d'après le speaker nous rassurait sur l'état de l'acrobate pendant que le beau camion tout rouge repartait en marche arrière. Et le spectacle continua... fataliste.

FIN DE LA RELATION DE JACQUES SUR LE L.O.

   Les quelques Es'mmaïens qui se souviennent de ce drame (comme Jacques dans son message datant de 2006), situent la tente du cirque Amar sur l'esplanade du Champ de Manoeuvres. En cet endroit limitrophe ou du moins proche des quartiers auxquels se consacre en général Es'mma : le centre, la Redoute, Belcourt... À tel point que lorsque notre ami Gérard Séguy apporta son témoignage en affirmant qu'il se souvenait avoir vu l'agitation consécutive à l'accident autour de la tente du cirque Amar alors qu'il sortait de son lycée, Bugeaud, le scepticisme fut grand : pour tous, sauf Gérard, l'accident s'était produit au Champ de Manoeuvres. Ils y croyaient dur comme fer. Eh bien ils se trompaient !

   Un témoignage comme celui de Jacques est pourtant extraordinairement précis et exact, surtout si l'on tient compte du fait que Jacques n'avait que 2 ans le jour du drame ! Il s'agit typiquement de l'un de ces évènements exceptionnels et traumatisants dont le souvenir est ensuite entretenu et maintenu au fil des années par les conversations familiales. Mais sur l'emplacement, il se trompait. Il est vrai que les articles qui relatent l'accident ne précisent pas l'endroit. Mais un coup d'oeil sur les placards du Cirque Amar passant alors dans les quotidiens algérois, ne laisse aucun doute possible : le cirque Amar avait commencé sa tournée algéroise par une première étape au Champ de manoeuvres (du 15 au 26 octobre), puis il avait démonté sa tente pour aller la remonter sur "l'esplanade de Bab-el-Oued", à côté du lycée Bugeaud, où il séjournerait du 27 octobre au 5 novembre. Sans temps mort ni relâche, la nuit du 26 et la matinée du 27 suffisant à cette ré-installation. Ceci montre encore une fois, s'il en était besoin, la fragilité des témoignages, surtout après tout ce temps.

         

   Il en fut ainsi lors de chaque passage du cirque Amar en notre ville. Comme nous le montre une autre annonce parue, elle, lors de la tournée de décembre 1949. Ainsi, dans un premier temps le cirque faisait le plein avec les spectateurs venant des quartiers sud, des villages de la côte Est, et d'une partie du centre, et dans un deuxième temps avec ceux des quartiers nord et des villages du long de la côte Ouest. En tout 39 représentations (il y en avait deux par jour, une en matinée, une en soirée), soit au total dans les 100.000 spectateurs. La présence du cirque sur deux sites successifs explique que les Es'mmaïens, malgré le grand nombre de spectateurs, soient peu nombreux à se rappeler le drame, et que ceux qui s'en souviennent aient tendance à le situer au Champ-de-Manoeuvres. Il faudrait que les Algérois qui fréquentent les sites consacrés à Bab-el-Oued, à Saint-Eugène et aux villes de la côte Ouest prennent connaissance du présent écran et se manifestent, sans doute se révèleraient-ils plus nombreux à avoir été au nombre des 3.000 spectateurs du 30 octobre après-midi. Et du dompteur Damoo ? Vous souvenez-vous du dompteur Damoo et de ses 12 fauves ?



   Pour terminer, je voudrais avoir une pensée pour la jeune assistante qui était sa compagne, dont le coeur se déchira ce 30 octobre 1950, qui dut accompagner la victime jusqu'à l'hôpital de Mustapha, où on lui annonça qu'il n'y avait plus rien à faire. L'acte de décès porte "18H 15". Avait-elle partagé le rêve d'Émile ? Ou bien était-elle sans illusion, sachant que sa chance ne durerait pas, et ressentant deux fois par jour, et jour après jour, cette intolérable montée d'appréhension et de souffrance ? Quant à ses deux enfants, qui aujourd'hui, en 2009, doivent avoir 65 et 67 ans, qui durent grandir dans des conditions plus difficiles, espérons qu'ils auront vécu avec la fierté et la pensée attendrie d'avoir été les descendants d'un "rêveur aux semelles de vent". Qui, pour vouloir nous émouvoir et nous divertir, y laissa sa vie. Que tous soient remerciés.

   Notre ami Jean-Claude Hestin recherche actuellement la famille Tzaut. Ce n'est pas facile. Renseignement pris auprès de la direction des cimetières, Émile Tzaut a bien été inhumé le 15 novembre 1950 au cimetière de Lausanne. Mais sa tombe a été supprimée en 2001, une fois expirée la concession des 50 ans, sans que sa famille se manifeste. Mais Jean-Claude poursuit avec constance, et semble t-il, avec succès, ses investigations, il va nous en parler bientôt !

Gérald Dupeyrot          

   Nous remercions chaleureusement Yves Debraine de l'extrême gentillesse avec laquelle il a accueilli notre demande d'utiliser les photos qu'il fit de "Tzem", voilà bientôt soixante ans, pour "l'Illustré". Rappelons à nos lecteurs qu'Yves Debraine fut l'un des premiers photographes spécialistes des photos de courses automobiles, qu'il diversifia ensuite largement ses sujets, avec des photos que publièrent les grands titres de la presse internationale (Match, Time-Life, l'Illustré suisse...). Au nombre des applications plus particulières de son talent et de son attention aux autres, notons qu'il fut choisi par Charlie Chaplin pour être le photographe officiel de sa famille. Qu'il ait permis que parvienne jusqu'à nous le seul portrait d'Émile Tzaut montre qu'il sut immortaliser non seulement des visages illustres, mais aussi de bien plus humbles. Encore mille mercis.

En fond d'écran, des gens illustres - et d'autres moins illustres -
qui ont marqué cette année 1950, ou ont été marqués par elle.
Les reconnaissez-vous ? Allons, un effort, c'est pas si difficile !
Et il reste des places pour vous qui seriez né en 1950 !