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LES ÉDITIONS HATIER À ALGER
1948-1962

Rue Tirman,
puis
11, rue Denfert Rochereau

par Gérald Dupeyrot

À René Dupeyrot, mon père...

    L'odeur du papier imprimé et relié de frais, et celle du bois de pin qu'on vient à peine de débiter en planches. Toutes deux intimement mêlées... Encre, colle et résine. Voilà le parfum qui imprégna mes années d'enfance... Oh ! D'autres odeurs de ce temps-là, autour de 1950, eurent aussi leur importance... Comment celle de la chorba de tata Paulette dans la cage d'escalier du 15 rue Burdeau, comment les parfums de terre moite et de plantes renaissantes des jardins d'El-Biar après l'arrosage du soir, ou les effluves de "Crêpe de Chine" de Millau dans la fourrure du manteau de ma mère, et tant d'autres, comment n'auraient-elles pas compté ? Mais soixante ans après, rien ne me bouleverse autant que, parfois, rarement, de fugaces molécules odorantes de passage qui me renvoient, même approximativement, même brièvement, à l'atmosphère si particulière des locaux où travaillait mon père.



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Vers 1950, René Dupeyrot sur le pas de sa première boutique de la rue Tirman. Elle se trouvait tout de suite à droite en commençant à descendre la rue Tirman, dans les dépendances de la librairie "À Nostre-Dame".

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Début des années 50 : René Dupeyrot et la Peugeot 202, en tournée du côté de Miliana, avec son ami Le Corre. En rentrant de ses tournées, il raconte à ma mère qu'il roule juqu'à 100 à l'heure, ça la rend folle, ça le fait rire.

   On remarquera le début du numéro d'immatriculation de la 202 : "1789".

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Travailler plus pour pagner plus ! Le travail paye. René Dupeyrot devant sa seconde boutique rue Tirman, à peine plus bas que la première. Dans la vitrine : des minéraux, des trousses. Sous le plan-relief montagneux (grande innovation à l'époque !), un panonceau mentionne : "Relief en matière plastique lègère".


    À Alger, le métier de mon père, de 1948 jusqu'à la fin juin 1962, consista à représenter les éditions Hatier. C'est à dire essentiellement des livres scolaires, ainsi que ce qui allait avec : les très célèbres cartes de géographie et planches pédagogiques murales Hatier, du matériel de chimie, des bobines de films fixes 35mm ("Les Éditions Filmées"), des minéraux... À coups de tournées à travers l'Algérie dans ses Peugeot successives (202, puis 203, enfin 403, l'une des rares choses que nous emmènerons dans notre exil de l'été 62), il s'acquittait de cette tâche en présentant ses nouveautés aux écoles et aux libraires. Simultanément, il roula aussi pour quelques autres sociétés, dont les très religieuses éditions Mame, à Tours (qui par ailleurs éditaient de merveilleux livres de contes, dont ceux illustrés par Jacques Ferrand), et des fabricants de divers matériels pour la classe. Mais Hatier était sa carte maîtresse, comme disent les VRP. Ses magasins (d'abord rue Tirman, puis 11, rue Denfert-Rochereau) était en même temps son bureau et le dépôt où, derrière l'espace dévolu au bureau, s'entassaient, bien rangés sur de larges rayonnages de planches brutes, les stocks de livres qu'il faisait livrer partout en Algérie.


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Au milieu des années 50, la boutique de la rue Tirman est devenue trop petite. René Dupeyrot s'installe au 11 rue Denfert Rochereau, toujours dans le giron de la "librairie Clerre".
Juste derrière les mappemondes (autres articles que tenait la maison), c'était le bureau de papa. On aperçoit la même lampe allumée avec son abat-jour que sur la photo ci-dessous. On voit aussi le reflet de l'enseigne du coiffeur dont la boutique faisait l'angle avec la rue Tirman. Comment s'appelait-il ?

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Dans le bureau du 11, René Dupeyrot et ses deux proches collaborateurs : Jacques le Bot, au fond, et Monsieur Reynaud, à droite. Les visages sont graves, l'heure est grave. La photo a été prise (par Jacques, avec un retardateur) en mai 1962. Ma mère, mon frère et moi avons déjà quitté Alger. Sur le bureau, à portée de main, le paquet de Bastos avec dessus la boîte d'allumettes Jockey. Derrière l'abat-jour en carton à trou-trous : le tableau des interrupteurs électriques qui commandaient aux ampoules de tous les recoins du stock.


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Le n°11 à nouveau, avec à droite le portail de l'école Sainte Marcienne. Cette photo et celle ci-dessous ont été prises en septembre 1984. Dans la partie gauche du magasin en regardant la devanture, se trouvait le bureau. Dans la partie droite, on garait la 403, je dis ça pour toi, Pierre. Derrière le bureau et derrière la place dévolue à la 403, c'était les entrepôts et leurs stocks de livres.

En face du magasin, de l'autre côté de la rue, sur le trottoir d'où les photos ont été prises, c'était le cinéma "Le Français" (cliquez pour vous y rendre)
.


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À gauche, sous l'auvent vert, faisant l'angle avec la rue Tirman, était la boutique d'antiquités de Monsieur Poggi. Au delà, de l'autre côté de la rue Tirman, le palmier se trouve devant l'église espagnole (cliquez pour vous y rendre).

En continuant dans ce sens la rue Denfert-Rochereau (vers l'église espagnole donc), vous arrivez au marché Clauzel, puis au grand carrefour de l'Agha, et au delà, boulevard Amirouche (ex-Baudin) où au 22 habitaient "Mémé Pons" avec ses filles Philomène et Sylvia (ma merveilleuse "Mayenne").
 


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Pour mes enfants et les enfants de mes enfants, si un jour vous vous rendez en Alger, voici comment faire une petite visite à ce qui fut les magasins de "Papy" Dupeyrot, avec ces trois photos que j'ai prises en 2006 : dans la rue Didouche Mourad (ex-Michelet), prenez la rue Azil Ali (ex-Tirman). Tout de suite sur le trottoir de droite (ci-dessus), les deux boutiques qui furent ses deux premières...

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Encore quelques pas, et arrivés à cet angle, vous tournez à droite... Et voilà (ci-dessous) ce qui fut son 3ème magasin : les deux rideaux de fer baissés au 11 de la rue Boukhalfa Khelifa (ex-Denfert-Rochereau). À l'angle à droite, c'était un coiffeur, ça l'était toujours en 2006.

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   Un représentant (Monsieur Reynaud, ancien directeur d'école), un secrétaire (Jacques Le Bot, jeune breton fantasque, bohême (1) et incroyablement sympathique), et trois manutentionnaires (Areski, Mohammed, et Nordin, ce dernier étant également chauffeur-à-lunettes-noires des demoiselles Clerre, patronnes de la librairie À Nostre-Dame) : tels étaient les collaborateurs de mon père. J'adorais Areski, grand échalas doux et réservé, tout anamorphosé en hauteur avec des cheveux bruns ondulés serré, trop haut plantés, et une petite moustache timide qui surfilait sa lèvre. Il était également employé à titre d'abus de bien social : quand j'étais dans les petites classes à la maternelle de la rue Laplace puis à Clauzel, c'est lui, Areski, qui souvent venait me chercher pour me raccompagner jusqu'à notre domicile du 10 boulevard Saint-Saëns ! L'un comme l'autre, les deux magasins étaient à deux minutes à pied de ces écoles À ce propos, vous pouvez lire "Bon anniversaire, Madame Labatut !" (cliquez pour vous y rendre). Plus tard, une fois grandi et élève du lycée Gautier, je continuerai à faire souvent un crochet par ces cavernes d'Ali-Baba où s'entreposaient des trésors bien plus estimables à mes yeux que tout l'or des Mille et une Nuits. Et puis ce magasin du 11 rue Denfert Rochereau était juste sur le trajet qui menait de notre domicile, rue Burdeau, à celui de ma grand-mère, boulevard Baudin. Comment ne pas s'arrêter en chemin faire la bise à mon petit père ? Et inspirer un coup de cet air qui était celui de ma vie ?

    C'est dans cette fragrance à la fois puissante et paisible de bois cru et de livres vierges que je m'immergeais pendant de longues heures. Acroupi dans un coin, assis à même le sol, j'engloutissais indistinctement tous les livres que je trouvais ici. Ce furent d'abord des livres de contes (Ah, les Fables de La Fontaine illustrées par Jacques Ferrand ! Puis ceux de la collection Pierres Précieuses) ; plus tard, ce fut le tour de palpitants récits d'aventures vécues d'explorateurs de ce temps-là, ceux de la collection Hatier-Boivin. Même que pour certains d'entre eux, j'aurai l'occasion de les voir "à de vrai", en chair et en os, aux conférences "Connaissance du Monde" à la Salle Borde (cliquez pour vous y rendre), où mon père m'emmenait régulièment. Je suivais passionnément leurs récits, puis c'est eux qui me poursuivaient dans mon imaginaire enfantin, tant on pouvait à l'époque rêver de terres encore vierges et de populations qu'il était admis de qualifier de "sauvages".

    Ensuite, plus tard, ce fut le tour des "romans pour la jeunesse" : ceux de la "Bibliothèque de l'Amitié", dont la lecture se cumulait avec celle des prestigieuses collections "Rouge et Or" et "Ideal Bibliothèque" qui, elles, se vendaient à Nostre-Dame. Mais ma boulimie de lecture me faisait engloutir tout ce qui me tombait sous les yeux, ce qui fait que les livres de classe (et ici, chez mon père, ils constituaient l'essentiel du fonds) étaient aussi du menu : de "Quatre pas dans les champs", cours de maternelle, à la Cosmographie pour classes terminales, d'André Danjon ! En passant par tellement d'autres, dont les "Petits Classiques" Hatier, fascicules bon marché qui mettaent toute la "grande" littérature à la portée des bourses modestes. À raison d'un exemplaire par titre de ces "Petits Classiques" prélevé à chaque nouvelle parution, ils étaient des dizaines, voire des centaines, à remplir le mur d'étagères dans le dos de mon père. La lecture de tous ces ouvrages était du coup tellement plus agréable ici, librement choisie et pratiquée, que celle, imposée à l'école, des livres de classe officiels !


Au tableau d'honneur de ma mémoire,
permettez-moi de vous présenter quelques uns de ces livres
vendus par mon père en ce temps là...

(CLIQUEZ)

    Insidieusement, l'atmosphère du lieu, en même temps que celle de chaque texte s'instillaient en moi, m'imprégnaient, me nourrissaient. J'en ai gardé un amour charnel, ambigu, sensuel pour les livres, ne sachant démêler dans cette passion ce qui revient à l'objet ou à sa lecture, au contenant ou au contenu, au flacon ou à l'ivresse. Encore aujourd'hui, machinalement, j'achète un livre comme un fromage, en le flairant. C'est je crois de cette relation spéciale aux bouquins, que je conçus plus tard un goût sans borne pour les "Livres-Objets" d'éditeurs hardis et rares comme Robert Morel ou Caroline Corre. Et les librairies sont restées pour moi des bathyscaphes où il fait bon s'immerger et se retirer du temps. Mais tant que je fus à Alger, on imagine bien qu'entre le magasin de mon père et la librairie À Nostre Dame (de laquelle dépendait son activité, chaperonnée par les demoiselles Clerre), deux lieux où je me sentais comme chez moi, j'étais comblé. Jamais je n'ai éprouvé le besoin d'entrer chez aucun de ses confrères algérois. Si ce n'est, quand j'étais tout enfant, lorsque mon frère et moi accompagnions ma mère vers les "Galeries de France" et le "Petit Duc", la modeste boutique de Mohamed Chaouch, sise rue d'Isly, à la hauteur de la place Bugeaud. Il fut assassiné vers 1956. Chez ce brave homme, dont je garde au creux de l'oreille la douceur et l'humour de la voix, maman nous achetait des recueils du Journal de Spirou relié. Ce furent, je crois, les seuls bouquins qui, à l'exception des livres de distribution des prix de fin d'année, nous parvinrent jamais d'une autre source que la Librairie Clerre et ses dépendances.

   C'est pourquoi la promenade à laquelle vous êtes convié en bas de cet écran, au fil des librairies de l'Alger des années 50, a été pour moi le résultat d'une enquête qui fut une absolue découverte. Tout au plus avais-je entendu mon père parler de ces autres libraires avec qui il entretenait, semblait-il, de bonne relations. En particulier lors des réunions du "Syndicat des Libraires" auxquelles, représentant la Librairie Clerre, il participait régulièrement : Chaix, Ferraris, Georgeon, Riveill, sont les noms de ces confrères qui revenaient souvent dans les récits qu'en famille il nous faisait de ces réunions.

   Certainement d'autres enfants, en semblables lieux consacrés, vécurent-ils pareille passion ? Jean-Pierre Marciano fut de ceux là. Sans lui et ses propres souvenirs, sans doute n'aurais-je pas sauté le pas et entrepris cette promenade au fil des librairies de l'Alger de notre jeunesse. Qu'il en soit ici remercié, lui, ainsi que, pour leurs contributions, quelques autres chalands bibliophiles de ce temps là...



   1) Jacques était un Patos de la Patossie profonde. Pensez, un Breton du Relecq-Kerhuon ! C'est un patelin bretonnant encore habité de femmes avec des coiffes comme des menhirs en dentelle, posé sur le dessus de la langue. Je parle du patelin, pas des coiffes ni des menhirs ! La langue étant, bien entendu, celle du lion breton s'avançant entre Atlantique et Manche ! Jacques était guitariste et harmoniciste, peintre et routard, par goût et par ressources : avant de travailler pour mon père, il avait subsisté, entre autres métiers, en peignant au petit poil les immenses panneaux en cinémascope qui, à l'époque, faisaient le long des routes la réclame de Coca-Cola. Nous, les enfants, ça nous épatait beaucoup. Beaucoup plus que ses exotiques crêpes abominablement dégoulinantes de beurre chaud qu'il nous servit lors de nos quelques visites en son appartement d'El-Biar. "Blouc blouc", ça faisait entre les doigts avant de couler le long du poignet et de s'imiscer dans la manche (là, je parle pas de celle de Blériot, mais de celle de ma veste). Et pour son plaisir, Jacques continuait de peindre, témoin ce "Bois de Boulogne" (oui, celui d'Alger) datant de 1960.

   Mon père l'aimait comme un grand fils chez qui il aurait accepté la fantaisie qu'on l'avait éduqué à réprimer chez lui, enfant pauvre d'une époque rude. Ce que prétend l'astrologie n'est sûrement même pas un chouia vrai, mais il se trouve que mon père correspondait assez bien aux grands traits que les ouvrages spécialisés prêtent aux natifs de son signe : le petit gémeau libre, sociable et volatil qu'était au fond mon père, se reconnaissait dans ce grand escogriffe rigolard, doux, artiste, imprévisible et sans attaches.

   En ces années 50, quelles sont les librairies qui comptent dans notre quartier ?
Pour la plupart, c'est rue Michelet et ses abords immédiats qu'elles nous attendent... Allons-y !

(ma parole, Es'mma c'est Stargate !)

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