PETITS METIERS OUBLIÉS - ALGER 1945-1953

QUI SE SOUVIENT...

Par Georges Salessy

(texte reçu à ES'MMA en octobre 2006,
on est désolés du retard, Georges, tu avais précédé "La Strada",
mais du coup tu tombes en pleine actualité du Livre d'Or !)




Georges en 1948, communiant à Saint-Charles

   C'était une époque où les locutions "aides sociales", "mixité sociale", "modèle social", n'avaient pas encore été inventées... Les personnes, ô combien modestes, dont je vais parler, vivaient et travaillaient en plein centre ville ; leur dignité et l'originalité de leurs activités ont marqué l'enfant puis l'adolescent que je fus, si bien que, plus d'un demi-siècle plus tard, cet ancien enfant, adolescent, s'en souvient encore !




Qui se souvient...

... de "la tireuse de soleil" ?

C'était l'été, boulevard Victor Hugo, dans la partie en pente. Un de mes frères avait dû rester trop longtemps au soleil sur le balcon...

- "Va chez Mme ... là je ne me souviens plus.. Sanchez, Ramirez, Rodriguez ?? ... lui faire tirer le soleil", disait ma mère.

Muni d'une pièce de 2 francs, je descendais et allais dans l'immeuble voisin au n°8, je poussais la grande porte d'entrée - pas de sonnette, pas de digicode, pas de visiophone - et j'entrais dans le vestibule toujours frais et propre, montais les 6 marches de marbre blanc, et frappais à la porte de la concierge.

Une femme, qui me paraissait âgée - probablement moins âgée que moi aujourd'hui - venait m'ouvrir et me faisait entrer dans une pièce sombre où flottait une odeur de soupe...

- "C'est pour un coup de soleil...", il fallait alors dire le prénom et la date de naissance de mon frère.

La dame officiait alors dans le fond de la pièce ; sur un réchaud à pétrole, elle faisait bouillir de l'eau dans une casserole et, au dessus de la vapeur, marmonnait des prières en espagnol dans lesquelles revenait San Pablo... San Pablo... faisait plusieurs fois le signe de croix... et... prenait ma pièce de 2 francs !

Un peu impressionné, je me sauvais vite vers la lumière du boulevard et retournais chez moi où mon frère, de toutes façons, retrouvait son énergie un ou deux jours plus tard si besoin à l'aide du fameux verre d'eau sur le front ! Je me demande aujourd'hui, quel était le complément de ressources dont cette dame, aux talents connus de tout le voisinage, bénéficiait... en hiver ??



Qui se souvient...

... de "l'épicière" Mme Gandoin ?

Sous la fenêtre de la "tireuse de soleil", la pente du boulevard Victor Hugo dégageait un local où Mme Gandoin, l'épouse d'un retraité des Chemins de Fer algériens (les CFA) tenait un magasin surréaliste dans lequel - dans mon souvenir - il n'y avait... rien, ou presque : un sol de terre battue, un petit comptoir surmonté d'une balance avec son cadran et sa grande aiguille graduée, deux ou trois cageots avec quelques légumes, un bidon métallique avec un robinet pour vendre de l'huile au détail... Je ne vois rien d'autre autour de l'épicière, maigre et grise dans sa blouse bleue ! Je crois n'avoir rien vu d'aussi triste et vide si ce n'est dans un magasin analogue à ... Prague en 1982 !! Heureusement, chez Mme Paolilo, rue Clauzel, l'atmosphère était un peu plus gaie !



Qui se souvient...

... du cordonnier Mr Gandoin ?

C'était l'époux de l'épicière, il ne travaillait plus aux CFA et avait installé un atelier de cordonnier dans une pièce de son appartement. La fenêtre de cette pièce donnait sur les escaliers de la rue ?? ? débouchant au bas du boulevard Victor Hugo. Mes frères et moi lui avons, pendant des années, donné à ferrer, réparer, ressemeler, les chaussures de toute la famille.

C'était un homme corpulent, au crâne chauve, avec ses petites lunettes, il avait des allures de Gepetto dans le Pinocchio de Walt Disney.

J'aimais le regarder travailler, manier le tranchet, protégé par son grand tablier de cuir, sentir l'odeur du cuir et de la poix, passer ma main sur les semelles remises à neuf... Je ne pense pas qu'il ait eu à faire beaucoup de déclarations de cumul emploi-retraite !!





Qui se souvient...

...des kiosques d'horloger ?

Édifices curieux, à mi-chemin entre une colonne Morris et un kiosque à journaux parisien, je n'en ai connu qu'à Alger. L'un, rue Sadi Carnot, au pied des escaliers de la fin de la rue Hoche, l'autre, à l'un des angles de la place du Gouvernement.

Tous deux, dans une surface minuscule, abritaient un commerce de montres, réveils, horloges...

Celui de la place du Gouvernement était tenu par un de nos voisins du Boulevard Victor Hugo, je le voyais partir le matin, toujours vêtu strictement - costume, cravate, et même chapeau - et descendre vers la rue Sadi-Carnot, pour prendre le tram CFRA.

Un jour, lui et sa femme sont partis, en retraite (?), et dans leur appartement en rez-de-chaussée sur le boulevard, à l'angle de la rue Courbet, le docteur Bentolila a installé son cabinet.



Qui se souvient...

... du costaud du Champ de manoeuvres ?

Deux fois par an, sans doute à l'automne et au printemps, il s'installait sur la bande de terrain vague entre le mur de l'hôpital Mustapha et les bureaux des CFRA rue Sadi Carnot. Avec mes copains, en revenant du collège à midi (il n'y avait pas de cantine et nous rentrions tous déjeuner à la maison), ou après les cours de l'après-midi, nous nous arrêtions pour le regarder.



Homme de 40 à 50 ans, costaud, sa musculature nous impressionnait, il parlait avec un accent allemand... et nous imaginions que c'était un ancien légionnaire.

Il déroulait sur la terre un tapis élimé, un aide arabe et un petit singe l'accompagnaient.

Il soulevait des poids de plus en plus lourds en défiant les spectateurs d'en faire autant.

Son numéro de bravoure consistait à mettre en équilibre sur son menton, pendant quelques secondes, une énorme roue de charrette, en bois, cerclée de fer, qui devait peser au moins 50kg !

Son aide, accompagné du singe, faisait la quête. Lorsque le temps était gris, proche de la pluie - il ne fait pas toujours soleil à Alger - il se dégageait de cette scène une impression de tristesse... Celle là même que j'ai trouvée, bien plus tard en découvrant les tableaux de Picasso sur les forains.

Que faisait-il lorsqu'il n'était pas au Champ-de-Manoeuvres? ... Il devait être un intermittent spectacle...


Georges SALESSY
Boulogne octobre 2006