LIEUX D'ALGER & MYOSOTIS

GÉRONIMO, NOTRE VOISIN

Aussi appelé

"l'Oranais qui va dans le mur"
ou

"le Martyr qui a fait son trou"



Peinture de Camino, 1854

par le Génie De la Lampe de Bureau



   Chers petits amis, Es'mma va vous parler aujourd'hui d'un personnage qui fut notre voisin durant tout le temps que nous habitâmes notre chère ville. Un voisin disparu depuis longtemps, mais dont on pouvait voir le tombeau dans la cathédrale Saint Philippe, et dont on pouvait contempler les traits, sous la forme d'un moulage, atroce et inquiétant, exposé dans le Musée Stephane Gsell, dans le haut de notre Parc de Galland. Mais remontons le temps, avant même la conquête d'Alger par les Français… Commençons par le commencement, c'est à dire par…



Un fort au sortir de la porte de l'Oued...

   Bâti dans la partie la plus ancienne du cimetière musulman (d'avant 1830, approximativement situé à l'emplacement de l'esplanade de Bab-el-oued), sur une masse rocheuse, qui s'appuyait aux murs de la ville, en arrière de Toppana Sidi Kettani , se trouvait l'un des forts de l'Alger turc, qui, situés hors enceinte, avant la conquête française, protégeaient Alger au Nord. Ce fort portait le nom de "Bordj Euldj Ali" (le fort d'Ali le renégat). C'était le surnom du Dey d'Alger qui en acheva la construction.

   Le bon peuple l'appelait "Bordj Setti Takelilt", c'est à dire "le Fort de Dame la Négresse". On verra pourquoi.





Ali le teigneux

   Ce fort avait été commencé en 1557 par le dey d'Alger Mohammed ben Salem (Mohammed Pacha), et terminé en 1569 par son successeur Ali el Eudj (Ali "le Renégat"). Ce dernier (c'est l'un des protagoniste de l'histoire qui va vous être racontée ici) devait ce surnom au fait que, pauvre pêcheur calabrais du nom de Giovan Diogini Galeni, il avait été enlevé par les Turcs, s'était converti à l'Islam, et était devenu un redouté corsaire. Ali était aussi surnommé "el Fortas", c'est à dire "le teigneux" (comme on le sent, c'était un personnage délicieux… Mais appelons le simplement "Ali Pacha"… il est derrière vous, il nous regarde…).


Plus d'infos sur Ali le Teigneux ?
Cliquez sur son portrait…




   Le 7 octobre 1571, Ali Pacha s'illustre à la tête des galères algériennes ayant participé avec la flotte du Grand Turc à la bataille de Lépante, affrontement décisif entre la flotte Chrétienne et celle des Ottomans. Là, il se débrouille pas mal, fait un grand massacre de chrétiens, mais quand il voit que ça tourne mal (Lépante va être une mega défaite de l'Empire ottoman), il prend la fuite avec 30 galères intactes, non sans avoir piqué au passage l'étendard du Chef de la Chrétienté.

Plus d'infos sur la bataille de Lepante ?
Cliquez sur cette galère de la Serenissime
à la bataille de Lépante, par Hergé…
(Attention : il y est question d'un "Ali-Pacha" qui y laisse sa vie,
c'est du grand amiral turc qu'il s'agit, pas de notre rusé Ali Pacha "el Fortas" !)



   Mais parlons d'autre chose (il vient vers nous). Il était armé de 27 canons (non, pas Ali Pacha, le fort de Dame la Négresse. Ali, lui, il a seulement un yatagan à la main… Souriez, vous dis-je…).

   Ali, auréolé de sa récente et justifiée gloire, est nommé par le Grand Turc amiral de sa flotte. Donc il quitte notre ville (n'oublions pas que les Dey d'Alger n'étaient que des fonctionnaires de la Sublime Porte), et il est remplacé comme Dey d'Alger par Arab Ahmed. Puis par d'autres... Ali, vieux et toujours aussi teigneux, mourra en 1587. A 80 ans, et, semble-t-il, dans son lit (mais non, il était pas derrière vous, c'était une blague... cessez donc de trembler…).

Mais le temps qu'il aura été à Alger, Ali aura fait un joli cadeau, si l'on peut dire, à l'histoire de notre ville, en la personne de Géronimo.

   Revenons sur l'esplanade Bab-el-Oued...



Le Fort des 24 Heures

   Du "fort de Dame Négresse", les Français vont faire le "fort des Vingt-quatre-heures".

   Il en feront aussi un bagne militaire. Sans beaucoup d'intérêt, sinon que, quand vous entriez dans le fort, au-dessus d'un banc de pierre, une petite niche indiquait l'endroit où reposait la tête de la maraboute qui y était, paraît-il, enterrée (on n'en trouva aucun reste lors de la démolition du fort).

   Cette maraboute, la fameuse "Dame Négresse", était, nous disent les chroniqueurs, une kabyle. Son surnom de "Dame négresse" nous laisse dès lors perplexes. Une kabyle à la peau noire ? Pourquoi pas ? L'Algérie est terre de mélanges, on en sait quelque chose...

   Les musulmanes en quête d'un époux, venaient l'invoquer à l'entrée du fort. Le Général Berthezène lui-même, écrivant au Ministre de la Guerre, lui rapportait qu'"une prière renouvelée trois jours de suite, suffit paraît-il, pour que le voeu soit exaucé !". Le général était-il marié au moment où il écrivait cette lettre ? Comment connut-il son épouse ? Vous êtes bien curieux, et assez pipelette, je trouve. Ceci n'est pas le sujet de notre histoire.

   Le fort subsista 23 ans après l'arrivée des Français. Puis, les femmes en quête d'époux durent plus classiquement recourir aux marieuses traditionnelles : il fut rasé en 1853 (non, pas l'époux ni le Général Berthezène, le fort).

   Mais vous ne voyez toujours pas de Geronimo ? Patience... Il est sur le point d'entrer dans l'Histoire...



Géronimo (AAAAAAh, enfin !)

   Lorsque le génie militaire procéde à la démolition du fort, pour construire l'Arsenal (à son tour disparu depuis), il n'y va pas de main morte. À l'explosif. Et voilà que le 27 décembre 1853, une explosion met à jour une excavation ayant renfermé un corps humain incrusté dans le pisé du rempart. Des historiens se penchent sur le cas de ce malheureux. Il s'avère qu'il s'agirait d'un Maure oranais devenu Chrétien (donc apostat !) fait prisonnier par les Turcs. Il s'appelait (vous l'avez deviné) Géronimo. Mais ceci se serait passé… 3 siècles auparavant !

   Considéré par les Turcs comme un espion et sommé de revenir à la religion musulmane, Géronimo refuse tout net, et c'est sur l'ordre d'Ali Pacha ("le teigneux", donc) qu'il est jeté vivant dans l'argile qui sert à la construction du fort, le 18 septembre 1569 . N'oublions pas qu'Ali Pacha était lui-même un chrétien renégat. Même si dans le monde turc d'alors de tels transfuges sont courants (et même érigés en système comme pour les Janissaires) , Ali Pacha devait avoir à coeur en permanence de faire oublier son origine en se montrant féroce avec les loustics comme Geronimo.

   On pense bien que, tenant un aussi beau cas de martyre et de conversion réunis, en pleine conquête de l'Algérie, les autorités catholiques n'allaient pas manquer d'en faire tout un fromage ! C'est exactement ce qui advint... Géronimo est promu symbole de la mission christianisatrice en terre d'Islam ! Le 28 mai 1854, le "corps" est porté en grande pompe à la cathédrale Saint Philippe, l'ex-mosquée des Ketchaoua transformée depuis peu de temps en église (tout un symbole !).

   Les morceaux du rempart explosé où se trouvait la cavité sont rajustés, et on prend de celle-ci un moulage en plâtre, d'une grande précision. On distingue bien les liens qui entravaient les mains de Geronimo, ce qui semble être son bonnet, son visage... De façon terrible et troublante, voilà redonnés ses traits au supplicié. Le moulage est déposé au musée.


C'est d'après ce moulage que le peintre Camino en 1854 exécuta le portrait, très Saint-Sulpicien, de "Géronimo arrivant au lieu du supplice", qui vous a été proposé en ouverture de cet écran.

   Et ensuite ? En 1880, le FORT, et le promontoire rocheux sur lequel il est situé, sont rasés, ils sont remplacés par l'ARSENAL. En 1928, l'Arsenal est rasé à son tour, les derniers vestiges disparaissent, le square NELSON est installé à la bordure de l'emplacement du fort. On en est toujours là.






L'histoire de Geronimo telle qu'ici portée à l'écran
fait du bruit dans les chaumières
et jusque dans les bienheureux terrains de chasse
du grand chef apache Geronimo.

Voici le droit de réponse de ce dernier :



(envoi de Jean Brua le 1er juin 2007 pour le Livre d'Or)
Tout en lisant, repérez-vous !
grâce au plan ci-dessous,
qu'Es'mma est le premier à publier,
entièment dessiné dans nos usines
d'après des plans d'époque !
En noir : l'emplacement de l'ancien arsenal (1853-1928).




Cliquer pour agrandir




Le mot turc "Toppanet" désignait des fortins équipés de canons. Ça peut se traduire par "batterie". Il y en avait un certain nombre d'autres, de ces batteries, dans Alger et tout autour, ainsi désignées du nom de "toppanet". Celle-ci, "TOPPANA SIDI KETTANI", était bien entendu située à la pointe El Kettani, à peu près à l'emplacement de "notre" future piscine du même nom.



Pourquoi ce nom ? "Soit parce que les Anglais, en une quelconque circonstance n'avaient pu s'y maintenir plus longtemps qu'un jour, soit que ce fût la durée de la garde qu'y montaient les janissaires", nous répond Gabriel Esquer dans son livre "Alger et sa Région" (page 65), remarquable au demeurant. Car ses deux explications semblent autant tirées par les cheveux l'une que l'autre. Faudra encore chercher.





Oui, on se doute bien que Géronimo n'avait pas ses papiers sur lui… Un érudit et archéologue français, le Louis Adrien Berbrugger, s'empare de l'affaire. Il avait eu, écrit-il, la conviction de la présence de ce corps dans les murs du fort avant même sa découverte. Il appuyait sa conviction sur l'étude d'un texte du chroniqueur espagnol Haedo dans "Dialogo de los martyres" (Valladolid 1612 pp. 171-174).

Il y était raconté, dès 1612, l'histoire de Geronimo : un jeune musulman, pris en 1540 par les Espagnols d'Oran, est converti à la foi chrétienne ; il est baptisé, reçoit le nom de Geronimo. Etant revenu dans sa famille, il reprend la religion musulmane, puis il retourne à Oran et redevient chrétien (oui, Geronimo el Girouette !). Capturé par des corsaires, il est amené à Alger. Là il refuse d'abjurer le christianisme et subit le martyre.

Histoire compliquée, tortueuse, qui du coup a été fortement contestée, comme dans son "Alger et sa région" (p. 65) le rappelle Gabriel Esquer après d'autres auteurs (comme en 1882 El-Z'da (de Grammont) : "Géronimo… a-t-il existé?", Étude critique. Alger, Docks de l'Imprimerie).

Mais parfois qu'importe la réalité ! Il y a une forte gourmandise de l'hagiographie catholique à fabriquer des martyrs, surtout quand il y a de disponible de la relique sonnante et trébuchante, et quand la cruauté et l'originalité de la mise à mort sont bien propres à frapper les esprits. J'en sais quelque chose depuis que je me suis penché sur le cas de "sainte" Philomène.
Vous pouvez vous plonger dans l'ouvrage de Berbrugger, intégralement et si généreusemet mis à notre disposition sur le merveilleux site Internet qu'est

http://www.algerie-ancienne.com/




Ici les sources divergent. Certaines datent l'événement de 1567 (Feuillets du Comité du Vieil Alger). Anne-Marie Belkaid, elle, sur son précieux site "Vieil Alger" est plus précise en avançant la date du 18 septembre 1569. Elle spécifie également que, si Géronimo a été intégré vivant dans l'argile servant à la construction du fort, ce fut après avoir été dans un premier temps plongé dans une "caisse à pisé", et c'est seulement ensuite, une fois sec le bloc d'argile, que celui-ci a été maçonné dans le mur. Je disais aussi… Essayez donc de jeter quelqu'un vivant dans un mur d'argile… même si elle est fraîche, et même en courant vite et en le lançant fort !



Sur cette pratique dite "devchirmé" ("cueillette" en turc) : http://fr.wikipedia.org/wiki/Janissaires



Les chroniqueurs parlent de "corps", on sait qu'en fait il s'agissait des ossements et autres débris qui subsistaient à l'intérieur de la cavité à la forme du corps (un peu comme les pois chiches dans une maracas ? Oui, un peu). La décomposition du corps avait dû amener un affaiblissement du mur, et vraisemblablement une faille. L'air infiltré avait alors entraîné sa réduction à l'état de squelette. On croirait entendre "Ducky" dans N.C.I.S. (vivement la saison 4 à la rentrée de septembre sur M6 !).


Cliquer pour voir Ducky, Gibbs, Tony et les autres penchés sur les restes de Geronimo...



Geronimo à la Cathédrale Saint Philippe

Lisons le récit d'une touriste du XIXème siècle (Lady Herbert dans "L'Algérie contemporaine illustrée", 1882) visitant la Cathédrale :

"À droite, en entrant, on remarque le monument en marbre élevé à la mémoire du martyr Geronimo. Les deux anges sculptés dans le marbre de chaque côté du tombeau ont l'air d'attendre le moment de la résurrection glorieuse de ce martyr, en grande vénération parmi les catholiques du pays : aussi sa chapelle est-elle rarement déserte".

Et aussi :

"Le bloc de pisé qui renferme ses ossements est masqué par un revêtement flanqué de larges pilastres ; il est placé sur un soubassement et recouvert d'une tablette qui est en marbre, ainsi que tout le reste. Sur la face extérieure, on lit, gravée en creux et en lettres dorées, cette inscription" :



Nous n'avons pas trouvé de photo de ce tombeau. Sans doute en existe-t-il quelque part, nous ne désespérons pas de vous en produire une un jour. Peut-être certains d'entre vous en ont-ils le souvenir ? Par ailleurs, on suppose que les autorités ecclesiastiques, lors de la re-transformation de Saint-Philippe en mosquée après 1962, ont dû récupérer les reliques. Et le bloc de pisé ? Et les angelots en marbre ? Et où qu'ils sont maintenant ? Merci pour tout ce qui fera avancer le schmilblic !


La cathédrale Saint-Philippe,
actuelle mosquée Ketchaoua.
(ce qu'elle fut aussi jusqu'en 1830,
sous une autre forme)




Il s'agissait du Musée de l'époque. Le moulage de Géronimo suivit ensuite les collections quand elles furent transportées dans le haut de notre parc de Galland, au musée Stephane Gsell. Les touristes d'aujourd'hui devraient toujours pouvoir, lors de la visite (dans la cour, galerie latérale de gauche), contempler avec le frisson d'horreur qui convient, le moulage de ce malheureux ouvrier qui avait fait une chute malencontreuse dans une cuve de pisé. Seuls les touristes de Chicago ne sont pas trop surpris, chez eux ce genre de découverte est chose banale.

Blague à part, j'ai remarqué que les rares photos de ce moulage macabre datent du début du XXème siècle, et je ne trouve rien de plus récent. Dans les guides non plus. Je commence à me demander s'il n'est rien arrivé de fâcheux à ce moulage. Aurait-il été exposé sous la pluie ? Le plâtre c'est fragile. Le saint aurait t-il pu fondre ?



Le moulage du saint, photographié par Jean Geiser, vers 1910.



Voici un message reçu suite à la mise en ligne de cet écran :

Jacqueline Simon (1948) (Alger/Roma)

02/06/2007 15:09

Cela donne envie de continuer les recherches… J'ai regardé mon petit guide 1920 (il était encore là, le Geronimo) au chapitre Musée des Arts Antiques, dans la salle E on décrit un "grand lit en écaille et nacre. À l'intérieur de ce lit, on a placé le moulage d'un supplicié de l'époque turque (1567). Ce personnage, qu'on croit être (nuance..) un martyr chrétien, nommé Geronimo, avait été condamné etc. Quand on retrouva ce bloc (1853) lors de la démolition du fort turc dit "des Vingt quatre heures" (pas d'explications non plus)… près du Lycée (Ah, là c'est plus précis… mais ne correspond pas au plan), etc".
Cela ne rajoute rien bien sûr, mais en 1920 Geronimo était encore avec nous.

Merci à notre Romaine amie de cette recherche ! Concernant la proximité du lycée (Bugeaud), on peut considérer tout de même que le fort n'en était pas très éloigné, et que ceci pouvait suffir pour définir approximativement l'endroit.



A noter que sur l'emplacement exact du fort, les versions divergent quelque peu. Mais ce fort, comme le montrent les gravures, était d'une assez belle dimension, et plusieurs lieux ont pu prétendre se trouver actuellement sur ce qui fut son emprise, surtout si l'on considère qu'il a pu y avoir des confusions avec l'arsenal, beaucoup plus étendu, qui succéda au fort.

Mais le plan tout en haut de cette colonne permet de façon définitive de lever tout doute et toute imprécision. Ceci permettra aussi à nos jeunots et jeunotes (bonjour Danielle, bonjour Jacqueline !) de réaliser un peu de quoi (et de quel coin d'Alger) il est question sur cet écran.



Le fort des 24 heures après la conquête française (par Genet et Bayot)
Le square Nelson se trouve entre le groupe de cavaliers
à droite devant nous et le fort