Lettre à Georges
par Philippe Jollivet
12 février 1940- 24 mars 1962.
Souviens-toi, Georges.
C'est sur les bancs de cette école Saint-Charles qu'a débuté notre amitié. Un peu turbulents sous des apparences d'anges, cette brave maîtresse (comme on disait alors) s'était déjà cru obligée de nous séparer autant se faire que peu. Rapidement, René Fulconis s'était joint à nous. Tu la reconnais, cette photo ?
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Oui, il faut l'agrandir pour nous voir mieux… Les deux frères Fulconis avaient été placés devant, avec leurs petits tabliers bleus et col blanc. Toi, on te reconnaît bien, au deuxième rang, le deuxième en partant de la gauche. Quant à moi, en dixième place au troisième rang, loin de l'institutrice. Nous étions heureux et insouciants. À la sortie de classe, nous longions l'école avant de nous séparer à la rue Henri de Gramont où je demeurais alors. Toi, tu descendais les escaliers jusqu'au Boulevard Victor-Hugo. Tu te mettais alors sur le bord du trottoir, penchais ton corps en avant pour regarder à droite et à gauche, et traversais alors comme un dératé, ton cartable battant tes jambes, en me faisant un grand geste de victoire sitôt atteint l'autre trottoir. Et tu montais deux par deux les marches des escaliers qui te menaient jusqu'à chez toi, rue Edmond Adam. De là-haut, un dernier geste, et tu disparaissais.
Et puis, mes parents ont quitté la rue Henri de Gramont pour aller s'installer provisoirement et bien précairement rue Saint-Augustin. Ils avaient des difficultés à récupérer notre appartement de la rue Hoche, loué pendant nos années de bled. Là, je me suis retrouvé à l'école Dordor dont je ne garde de souvenir qu'une après-midi déguisée sur le thème de la Chine : comme j'avais tendance à être hépatique, on m'avait juste collé une moustache avant de m'affubler d'une tunique adéquate.
Nous ne sommes restés qu'un an là-bas avant de regagner enfin notre appartement de la rue Hoche. Mais de nouveau dans ce quartier, mes parents crurent bon de me mettre à l'école Clauzel. Passée cette étape, nous nous sommes enfin retrouvés à Gautier. Et reprirent nos fous-rires indescriptibles. Nous étions taquins. Nous avions pris pour cible un brave copain, frêle et malingre, et, hélas pour lui, placé devant nous. Une tape sur l'épaule, une tape sur l'autre, un petit coup de règle dans le dos : ses exaspérations récurrentes nous comblaient de joie. Alors souviens-toi de l'air penaud et plein de remords que nous avions, quand, serrés comme deux moineaux, nous étions aller chanter le chant de l'adieu à celui qui était notre copain. C'était à Sainte-Marie, je crois. Tu me le préciseras quand nous nous reverrons. Le prof de Gym l'avait poussé à monter à la corde raide, et sous les huées et les quolibets propres en pareil cas à tous les gamins, nous hurlions tous, moqueurs, pour l'encourager. Après le cours, en rentrant chez lui, à Hydra, il traversa le pont après être descendu du bus et s'écroula. Son coeur avait lâché et vous devez souvent parler de ce drame ensemble.
Tu habitais avec ton père. Aucune dérogation. Sitôt sorti du lycée, tu descendais chez toi, souvent en courant. Pas de copains chez toi, pas moyen non plus d'aller en voir. Tes sorties étaient inexistantes. Ton père était très strict : il t'impartissait quelques minutes à peine pour rentrer chez toi. À un tel point qu'un jour où le cours avait débordé de son heure normale, j'avais été demander au prof un petit mot qui justifierait ton retard chez toi, tant tu étais inquiet. J'avais dû te ramener un jour un petit tire-boulettes en plastique (alors en grande vogue), acheté chez Mademoiselle Leblois, la mercière de la rue Hoche. Une autre fois, un petit fusil à patates, vite détraqué. Mais le moins "saisissable" restait le stylo Bic qui nous servait de sarbacane avec des grains de riz… Tu te souviens de celui que nous visions le plus avec la sarbacane et avec nos tire-boulettes armés de papier mâché que nous envoyions se coller sur le tableau. Tu as dû aussi te reconnaître en voyant mon petit texte sur ce même Livre d'Or que Gérald a mis dans les écrans Myosotis, consacré à l'Abbé Le Cocq. C'est avec toi que nous exercions nos talents avec le tire-boulettes en visant les oreille d'un copain qui avait la malchance de les avoir très décollées ; mais c'était tellement tentant !
Nous disions alors qu'avec son bouc, nous rendions chèvre Le Cocq… Nous riions de n'importe quoi !
Souvent, aux heures de récréation, Paulette, ta mère, venait nous voir, en cachette. Je dis nous car dès qu'on t'appelait pour la rejoindre, tu m'embarquais avec toi. Pour Paulette, nous étions "ses chéris". Elle bravait l'interdiction. Elle nous attendait dans le hall de Gautier et nous nous asseyions alors toujours à la même place : sur le banc de pierre semi-circulaire de gauche en sortant de la cour, à côté de la loge. Elle nous amenait toujours des friandises et parlait de sa peine de ne pas t'avoir avec elle. J'ai souvent plus tard pensé à l'indécence de ma présence entre vous deux. Mais elle disait toujours que cela ne la gênait pas, qu'elle était heureuse de nous voir ensemble et elle nous parlait comme à un seul. Les adieux se faisaient toujours dans la tristesse.
À la fin de la 5ème, Monsieur Plane, qui était un ami de mes parents, tint à me dire en présence de ma mère qu'il avait convoquée, tout le plaisir qu'il avait eu à me voir honorer son établissement. à partir de là, nos chemins se séparèrent de nouveau pour quelque temps.
Jusqu'au jour où Paulette se remaria. Et put enfin te reprendre auprès d'elle, à Fort-de-l'Eau. Ce fut pour toi le plus grand bonheur qu'il puisse alors t'arriver. Si l'éloignement (faute de transports faciles) ne nous permettait de nous voir souvent, le téléphone allait bon train. Notre amitié était de celles qui ne nécessitent pas d'être toujours ensemble : nous savions l'un comme l'autre que quoi qu'il puisse arriver, elle était et resterait indéfectible. Tu entras au Lycée de Maison-Carrée où tu passas des jours heureux. En témoignent ces photos que m'a adressées ton ami Christian.
J'espère qu'il ne m'en voudra pas de les montrer ici. J'ai perdu son adresse et impossible de le retrouver.
Pour tes 18 ans, tu fis une surprise partie : tu étais amoureux. J'étais heureux pour toi.
Et puis, l'éloignement, la vie chacun de son côté…
Mouvementée pour moi…
mais le téléphone chauffait toujours !
En 1960, sursis résilié !
C'était couru…
À crapahuter dans les Aurès, mais ayant toujours des "contacts" qui me renseignaient sur toi.
Le dernier, mi-mars 1962. Alarmiste !!!
Alors, je t'ai écrit, supplié de partir !
J'ignorais l'arrestation de Paulette, son transfert à Beni-Messous parce qu'elle avait soigné deux blessés de tes amis !
Ta peine, ta rage, ton désarroi et ton besoin de vengeance qui venaient s'ajouter à cette cause que tu pensais encore juste !
Le 24 Mars 1962, à 20h., tu as voulu forcer un barrage de garde-mobiles qui avait sa mitrailleuse 12/7 en batterie. Ils ont tiré !!!
Ma lettre est arrivée le lendemain ! C'est Paulette qui l'a lue, m'a écrit, m'a expliqué.
Je venais de perdre mon ami.
Requiescat in pace.
Ton ami de toujours et pour toujours.
Philippe.
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Ci-dessus et ci-dessous, au lycée de Maison-Carrée,
Georges est au centre, en gabardine claire et lunettes teintées.
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En fond d'écran, les armes de Fort-de-l'Eau, où naquit Georges, et où il fut inhumé le mardi 27 mars 1962