1948-1949 (à peu prés)

POUR NOUS, DE LA RUE D'ISLY AU HAMMA,
L'AMI GABY TRAVERSE ALGER
DE BAR EN BAR.



par Gaby Trujillo Gomis

- I -

Les Barrits de l'éléphant du Régent.



   En parcourant pour la ènième fois la rue d'Isly sur Es'mma, je me suis arrêté comme au temps de mon adolescence, à la hauteur de la rue Pélissier. Machinalement je me suis mis à descendre vers la rampe Bugeaud... Pu... rée, je descendais et les souvenirs remontaient clairs, nets. Ça n'a pas manqué, j'ai pris une beigne en pleine pipe... Sur le trottoir de droite je me suis arrêté devant le n°4, au "Bar du Régent".



   Là, je me suis surpris à rire encore 60 ans après, en me remémorant M.Traniello, son propriétaire d'alors, un homme affable, gouailleur, truculent, souvent farceur. Je l'avais connu aux alentours des années 48-49, alors que je venais d'entrer en apprentissage dans une petite entreprise de peinture-décoration appartenant à l'un de mes oncles. C'est un gamin d'une quinzaine d'années qui a poussé devant moi la porte d'entrée, et avec lui, je ne sais pas pourquoi, ont refait surface dans ma tête ces magnifiques vers d'Alfred de Musset (La nuit de Décembre) :

   - Qui donc es-tu, spectre de ma jeunesse, Pélerin que rien n'a lassé ?

   - Dis-moi pourquoi je te trouve sans cesse, Assis dans l'ombre où j'ai passé.


   Pour moi ce n'était pas la solitude qui m'accompagnait, mais au contraire des tas de souvenirs qui resurgissaient. Alors que nous venions de commencer les travaux de restauration du bistrot, l'ambiance avait de suite été marquée par cet homme d'une quarantaine d'années peut-être, presque toujours à l'affût d'un bon tour à jouer. Après avoir fait semblant d'inspecter le matériel que je venais de débarquer de notre camionnette 201 Peugeot, il attaqua par un "Hé, petit, tu as oublié l'échelle pour peindre les plinthes !"... Mais manque de pot pour lui, j'étais déjà passé par cette blague à notre atelier, et comme mon espièglerie n'était pas mangée des mites, ma réponse fut rapide : "Ne vous en faites pas, j'ai celle à peindre les soubassements, elle sera toujours bien assez haute !". Et le soir, en quittant les lieux, je l'avais gratifié d'un vengeur et sonore "À demain M. Caniello !", en passant la porte du bar fissa. Je savais que le lendemain matin j'aurais droit à une remontée de bretelles par mon oncle. Comme vous le savez, "caniello", cela voulait dire fainéant, bras cassé, couleuvre, flemmard, paresseux... Ça se disait pas méchamment, mais c'était quand même pas gentil de le dire.

   Le jour suivant, je m'incorporais au boulot avec un timide "bonjour tout le monde, bonjour M. Traniello", et, en réponse à mon salut, j'eus droit de sa part à un "viens ici mon gamin, t'as déjà vu un Caniello qui commence son travail à 6 heures du matin, hein ?"... Et il éclata de rire. Depuis ce moment, la glace fut rompue entre lui et moi, et la rigolade s'installa pour tout le mois que durèrent les travaux. Mais le souvenir qui me fait encore rire aujourd'hui, c'est ce que lui appelait "Les Barrits de l'éléphant" ; et celui qui me fait sourire avec tendresse, un tout petit livre en cuivre jaune qui, en réalité, quand on l'ouvrait, était un briquet à essence. Je ne sais toujours pas pourquoi M.Traniello m'en avait fait cadeau alors que je ne fumais pas.

   Quand on entrait dans ce bar, on ne pouvait pas ne pas remarquer le comptoir en chêne clair, orné de trois, peut-être quatre magnifiques têtes d'éléphants dont les trompes descendaient presque au raz du sol. En décapant les vieux vernis, j'avais de suite remarqué que la trompe de l'éléphant se trouvant au centre du comptoir avait été sciée à la hauteur des défenses. Articulée par une fine charnière, une mince baguette de bois traversait le comptoir de part en part, et poussée par un des genoux du maître des lieux, pouvait permettre à la trompe de se lever. Un travail d'artiste, le tout presque invisible à première vue. Ma curiosité m'avait fait aussitôt demander à M. Traniello à quoi cela servait. Dans un sourire malicieux, sa réponse avait été spontanée : "Punaise, tu comprends oualou, c'est pour que l'éléphant puisse barrir à son aise, tu verras quand les travaux seront terminés". Le ton de sa voix était jovial, un petit sourire illuminait son visage comme s'il riait déjà des bons tours à venir.

   Les journées passaient rapidement et les travaux avançaient bon train dans une super ambiance amicale. Vraiment, au cours de ma longue vie professionnelle, je n'ai jamais retrouvé cette chaleur dans le boulot. Par exemple, les dimanches matin, au nombre de quatre, je crois encore me souvenir, que durèrent les travaux, M. Traniello invitait "le chantier" dans son petit cabanon de Raisville, à des casse-croûtes pantagrueliques. Là, après le bain matinal, tout était passé en revue : coquillages, sardines grillées, charcuteries etc... "Vieil Arpent", "Sidi Brahim" et "Royal Chibani" pour les vins. Et pour l'apprenti électricien et moi-même, la traditionnelle bouteille de gazouze Hamoud Boualem. Au cours de ces ripailles on avait l'impression que pour ces "morfales", les restrictions d'un passé pas si lointain, étaient encore présentes. Après une matinée assez "chaude" et un "à demain matin", chacun rentrait dans son gourbi.

   La dernière semaine de travaux arriva, et moi je me demandais toujours à quoi rêvait ce Dumbo, à quelles savanes ou forêts vierges encore inexplorées songeait-il ? J'avais bien sûr ma petite idée sur ce à quoi servait cette trompe, vu son mouvement ascendant, il fallait être tcheugade pour ne rien imaginer, mais dans l'ambiance familiale qui régnait dans le bar, je savais que, forcé, ça devait servir à la rigolade et rien qu'à la rigolade. Pendant toute la durée des travaux, de nombreuses personnes, clientes et clients habituels, voisins commerçants de cette rue très passagère, passaient la porte pour saluer d'un "Alors Traniello, c'est quand la réouverture, c'est long !". Je me souviens bien de deux de ces commerces : le premier, un salon de coiffure pour femmes, "Gustave de Paris", juste en face du bar, et l'autre une modiste, Rezanne. Tous deux fournissaient le "Bar du Régent" en cousettes et shampouineuses, la plupart de la clientèle féminine habituelle ; et la familiarité entre tous ces gens était palpable.

   Enfin ce fut le jour de la réouverture au public. L'apéritif offert par M. Traniello fut animé, bruyant, comme on les aime chez nous, mais moi, attentif pour voir mon éléphant barrir, oualou, sbouba, rien, je restais sur ma faim ce jour-là.

   Le lendemain matin, alors que j'étais occupé à faire quelques petites retouches de peinture, M. Traniello me dit : "Va au fond de la salle et observe Dumbo, aujourd'hui il pousse son cri". Avec rapidité et une complicité manifeste, les clients du comptoir s'étaient écartés du centre de celui-ci, laissant juste la place libre devant notre éléphant, tandis que venant du salon de coiffure d'en-face, trois girelles passaient le pas de la porte et venaient s'installer devant notre Dumbo. Bien entendu, de mon coin je ne perdais aucun des faits et gestes de cette scène tant imaginée, et je voyais très bien le manège de deux des filles pour positionner la troisième bien en face de mon pachyderme. M. Traniello, de dos, était occupé devant son percolateur à remplir trois tasses de café qu'il vint poser sur le comptoir devant les jeunes filles, engageant aussitôt la conversation avec celle qui était placée juste devant l'éléphant.

    De mon poste d'observation, je voyais bien qu'ils parlaient de Dumbo, car la fille, s'écartant un peu du comptoir, regarda et caressa de la main la tête de l'animal, et se remit en riant à discuter avec M. Traniello, tandis que les deux autres échangeaient des regards complices. Leur café terminé, les trois filles se retournèrent pour quitter le comptoir et sortir du bar, offrant leurs dos (et le reste) à M. Traniello. À ce même moment, celle du centre se reçut un "trumpazo" dans la malle arrière, la trompe au passage accrochant sa jupe, ce qui révéla un peu plus de ses bas, et des jambes qui s'y trouvaient, qu'elle avait très bien faites. Elle poussa un "Aïe !" de surprise, se retourna vers M. Traniello pour lui dire quelque chose, le visage un peu plus rose qu'à son entrée... Mais à voir la trompe victorieuse de Dumbo encore dressée, elle éclata de rire, et toutes les trois sortirent du bar sans autre forme de procès. De mon coin, j'avais assisté à toute la scène, et quand M. Traniello me demanda "Alors, gamin, t'as vu le barrit de Dumbo?", il ne me vint à l'esprit qu'une seule réponse : "Moi, j'ai surtout vu que les bas rient".

Gaby Trujillo Gomis, novembre 2008.

(la suite après le dessin de Jean Brua)

(Dessin de Jean Brua)


- 2 -

"Au Bon Coin"


   Le lendemain dans la matinée, nous débarrassions déjà le chantier pour un autre bar à restaurer. Le café "Au Bon Coin" était situé angle rue de Lyon et rue d'Amourah au Hamma. Je connaissais très bien Sauveur, le patron, car notre atelier se trouvait presque en face, au 174 rue de Lyon, dans un local de la Maison Le Halle, et tous les matins je prenais un café et un sandwich avant de rentrer au boulot. Je ne décrirai pas M. Sauveur comme je l'appelais, mais je revois encore son torchon bleu foncé en guise de tablier, noué sur sa bedaine par un simple cordon. Aujourd'hui bien des années après, je pense que Pierre Perret aurait pu s'en inspirer pour sa chanson "Au tord-boyaux".

   L'entrée du bar était chapeautée par une marquise, et à brûler et brûler et brûler ses vieilles peintures avec une lampe à souder, elle m'avait paru immense. Les fonds du panneau frontal du bistrot devant êtres impeccables pour peindre les lettres de l'enseigne, les enduits et ponçages successifs m'avaient ruiné les mains, ce chantier me durait, alors dans ma caboche avait germé l'idée de faire une blague à M. Sauveur, mais quoi ?

   Ce n'est qu'une quinzaine de jours après avoir terminé les travaux, alors que j'effectuais une petite retouche de peinture sur cette f... e marquise, que je pensais à M. Traniello et à son art des blagues... Ce fut magique, aussitôt une connerie me vint à l'esprit et, tel Mandrake le magicien, d'un magistral coup de pinceau, je fis disparaître le "i" de l'enseigne, la faisant passer de "Au Bon Coin" à "Bon ...". Bon, vous avez saisi la modif' ! Il se passa plus d'une semaine avant que M. Sauveur s'en rende compte, cela sema une baroufa de tous les diables dans notre atelier, mais moi, pas vu pas pris, j'en ris encore aujourd'hui.

Gaby Trujillo Gomis, novembre 2008.



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Le "Café au Bon Coin", angle rue de Lyon et rue d'Amourah au Hamma.
"Cette photo m'avait été envoyée gentiment par Anne-Marie Lafon.
La photo est prise, selon elle, un 14 juillet 60 ou 61, depuis sa fenêtre."
(Gaby)