LE COURS FÉNELON

EN REMONTANT LE TEMPS...
SOUVENIRS




par Georgette Lavaysse



   Mademoiselle Morin nous A quittées dans la nuit du 30 novembre au 1er décembre 1983, au terme d'une vie exemplaire, toute consacrée à l'enseignement libre et achevée dans une quasi-solitude, sereinement acceptée, où les souvenirs attachés à Fénelon et l'affection de "ses" Anciennes ont tenu jusqu'au bout une place de choix.

   C'est pourquoi je ne crois pas trahir sa mémoire en faisant revivre quelques images du passé, le mien - le vôtre aussi - comme un témoignage d'attachement et de reconnaissance.

   Parler de Fénelon, c'est évoquer d'abord une "maison" plus qu'une école austère : ouverte sur l'espace d'un boulevard planté d'arbres et d'une vaste cour. Au centre, un palmier et un banc circulaire, axe de nos rondes endiablées ; un autre banc à l'ombre d'un olivier sans doute centenaire dont une solide branche, parallèle au sol, nous servait de barre d'exercice en cours de gymnastique ; tout près une petite fontaine et à gauche du grand portail un massif de plumbago aux fleurs d'un bleu très pâle.

   Rentrons à l'intérieur : une grande cheminée, comme sur les images des vieux châteaux, des boiseries, des pianos, l'imposante statue de Jeanne d'Arc, bergère à l'écoute des voix célestes, des napperons sur les grandes tables utilisées pour les repas, et dans l'après-midi pour les cours de dessin.

   Et si nous montions dans les classes, souvent fleuries et toujours parfaitement en ordre, nous irions à la rencontre de personnages célèbres : tableau de Sainte Monique et Saint Augustin au mur de Gratry, Sainte Jeanne de Chantal et Saint François de Sales en 5ème, petit buste de Dante à Dupanloup, auquel les élèves de 3ème ne vouaient pas l'admiration qu'il méritait !

   Dans un autre registre, parler de Fénelon, c'est d'abord rendre hommage à sa fondatrice Madame de Juglart, femme généreuse et cultivée, qui, avec Monsieur le Chanoine Warot, a su donner à l'école de la rue Denfert-Rochereau, les impulsions initiales, à l'origine du développement de l'Institution.

   On ne peut non plus passer sous silence le souvenir de Mademoiselle Alphonsine Vella dont le dévouement inlassable la rendait présente à l'"asile", classe de l'Enfant Jésus, où plusieurs fois par jour, elle venait nous initier à la lecture et nous faire déchiffrer les mots inscrits en lettres d'or sur le livre que tenait dans ses mains l'Enfant Jésus : "Laissez venir à moi les petits enfants".

   Présente aussi à la "Cuisine" où l'on allait se faire gâter avec un "rocher" de chocolat d'Aiguebelle, accompagné d'une tranche de pain quand, au moment de la récréation , Melle Marie la lingère venait distribuer les tartines. Présente enfin à l'internat où, avec sa sÏur Marie-Louise, elle savait créer les conditions d'une vie presque familiale.

   Melle Marie-Louise Vella assurait par ailleurs les cours "d'instruction religieuse" à tous les niveaux. Nous devons, je crois, à son enseignement, des convictions fondées sur des bases solides.

   Mais Fénelon, pour celles qui continuaient leurs études jusqu'au Bac de Philo ou pour celles qui les interrompaient après les épreuves du Brevet (pas encore de BEPC), c'était surtout Mademoiselle Morin : pas une de nos rencontres, plus tard, sans l'échange des souvenirs à propos de cours de français ou de latin mémorables : le verbiage, le "remplissage", l'absence de précision, la maladresse de l'expression étaient vigoureusement combattus.

   Les lectures des notes solennelles étaient ponctuées de commentaires souvent sévères mais toujours justifiés. Méthode exigeante, certes, que l'on pouvait considérer parfois comme une brimade, mais qui nous pliait à une discipline intellectuelle dont nous avons pu apprécier les bienfaits par la suite. Il ne faudrait pas réduire les interventions de Melle Morin à quelques exercices contraignants.

   Elle savait aussi nous éveiller à la beauté des textes littéraires, nous rendre sensibles à la poésie. Quant aux valeurs morales, loin d'être figées dans quelques interdits, elles nous faisaient tendre vers un idéal de droiture et de don de soi, de courage dont Melle Morin nous avait donné l'exemple, entre autres : fidèle à son poste et assurant ses cours quarante huit heures à peine après l'intervention chirurgicale qu'elle avait subie pour l'amputation de l'index de sa main droite. Autre image, plus souriante : Mademoiselle Morin dans son "bureau", modeste petite pièce, face à la classe Gratry au 2ème étage... Fenêtre toujours ouverte sur un mur couvert d'une sorte de vigne vierge et l'imposante façade de l'église St Charles. Rien d'impressionnant dans ce cadre modeste mais... une "présence", une autorité respectée. Et dans ce décor sans faste, la simplicité d'une pause entre 4h1/2 et 5 heures, avant le cours de latin du mardi (en principe de 5 à 6, parfois davantage) devant une tasse de thé et une orange que nous nous disputions le privilège de porter jusque-là sur un plateau, avant d'aller en récréation réviser notre leçon de grammaire latine ou plutôt... sauter à la corde.

   L'intérêt que Mademoiselle Morin portait à ses élèves allait de pair avec celui qu'elle manifestait à l'égard des "Anciennes", d'abord pour la rédaction du "Foyer chrétien" où les joies et les peines de la grande famille fénelienne étaient consignées. Ensuite par des rencontres à l'occasion de visites individuelles, et surtout le jour de la Sainte Catherine, chaque 25 novembre, où se retrouvaient plusieurs générations autour des comptoirs de la kermesse (jeux, tombola, vente des ouvrages de l'ouvroir des anciennes, buffet) et sous les bâches de la cour, transformée en salon de thé. Affluence nombreuse, gaieté de bon aloi. C'était la fête, sans oublier la séance théâtrale où, devant une salle comble, sur la scène du Presbytère de Saint Charles, les élèves de chaque classe avaient présenté un spectacle très applaudi de chants et de danses en costume qui se terminait sur une pièce jouée par les élèves du Cours de Diction : la farce de Cuvier, "le malade imaginaire" pouvaient être au programme.

   C'est pour perpétuer cette tradition du 25 novembre, si chère à nos coeurs, que nous avons essayé de nous retrouver une fois par an à cette date et aussi en juin à La londe, grâce à l'aimable hospitalité de Lucienne Carra-Ronda.

   Cette année nous n'avions pas pu avoir de messe à notre Dame du Port avant le 30. N'était-ce pas providentiel, puisque trente huit anciennes des Alpes maritimes et du Var, sans compter toutes celles qui étaient de coeur avec nous, ont évoqué leurs souvenirs de jeunesse à Fénelon, parlé de Mademoiselle Morin et signé, comme d'habitude, une page destinée à lui adresser le témoignage de notre fidèle attachement. Mademoiselle Morin était encore de ce monde. Ne peut-on pas espérer que nos pensées, qui ont convergé vers elle, l'ont entourée de notre affection dans les ultimes instants de son existence terrestre ?

   Les circonstances ont fait qu'à propos de Fénelon, c'est du rôle de Mademoiselle Morin dont il a été question, mais n'oublions pas ses collaboratrices, institutrices ou professeurs.

    Mesdemoiselles Reine et Henriette Flageollet dont les classes de 10ème et de 7ème (CE1 et CM2) ouvraient et refermaient le cycle du primaire où nous avions acquis l'essentiel en calcul, lecture, orthographe et grammaire, formation à laquelle avaient aussi contribué Mme Renée Gambard (Sainte Geneviève, 9ème) et Renée Jansen (Sainte Jeanne d'Arc, 8ème). Dans le secondaire Mademoiselle Borras, Mademoiselle Gouin, qui en cours de physique nous initiait au jeu des miroirs concaves et convexes... Miss Thorston, dont les leçons d'anglais étaient plus consacrés à Milton, Keats, ou Ruskin, qu'à l'anglais dit commercial, Mademoiselle Madeleine Argant, chargée des cours de sciences dans les grandes classes.

   Et comment ne pas parler de Mademoiselle Périand qui, après avoir été responsable de la classe Sévigné, classe de culture générale, où l'on apprenait la pyrogravure et la broderie arabe, a dû assumer la lourde charge de l'économat et de la gestion financière de l'École. Avec sa souriante bienveillance, elle facilitait le plus possible les réunions d'Anciennes au cours de l'année.

   À toutes va notre reconnaissance car, chacune à sa manière, elles ont contribué à faire de nous des femmes équilibrées, armées pour la vie.


Georgette Lavaysse
Décembre 1983