STUDIO ALETTI, 1er AVRIL 1950



Côté rue Alfred Lelluch. Au bout, c'est le bd Baudin.
Au premier plan, en bas du bd Bugeaud, le fameux palmier "sacré".
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Mickey Mickey, Mickey c'que c'est,
c'est une histoire de tous les jours...


(air connu... Paroles : Charles Aznavour ; musique : Gilbert Bécaud, 1953)


(Gérald Dupeyrot, "Lettres à mon père. Sous la peau de l'eau")




   Je me souviens, mon papa, de l'un de mes premiers films au cinéma, peut-être le tout premier... Mon premier film d'épouvante aussi du même coup… C'était dans les limbes de ces premières années d'enfance d'où les souvenirs ont du mal à filtrer… De ces années dont un mécanisme de notre mémoire, terrible et systématique comme un assassin précautionneux, efface tout, ou presque… Sûrement était-ce au tout début des années 50.

   Tu m'avais emmené voir le Fantasia de Walt Disney. Celui de 1940, que peut-être on n'avait pu projeter à Alger du temps de la guerre, ou qu'on n'avait pas eu le coeur, ou le loisir d'aller voir. Alors on le découvrait une fois la paix revenue. C'était au studio Aletti, la petite salle bonbonnière dans cet hôtel qui se désignait comme "la Ville dans la Ville". Et pas au Colisée, le grand cinéma juste à côté, rue Alfred Leluch, non, ça j'en suis sûr. Je ne me souviens pas de grand chose… Mais quand même… Mickey en ombre chinoise serrant la main de Léopold Stokowski, le chef d'orchestre en queue de pie sur son podium, ça oui, ça je m'en suis toujours souvenu.

   Ensuite, coup sur coup sur l'écran, avaient dû se succéder la Toccata et Fugue en d mineur de Bach, et le Ballet de Casse-Noisette. Deux séquences très belles, toutes deux réalisées par Samuel Amstrong et sous la direction artistique de Robert Cormack. Tellement moins sirupeuses que certaines des autres parties du film ! Oui, ça, évidemment je ne l'ai su que bien plus tard, mais j'en profite comme ça, au passage, pour rendre à ces deux là le crédit d'avoir été les auteurs des deux premiers morceaux de ce dessin animé enchanté que nous sommes en train de regarder ensemble.



Oui, nous sommes ici (flêche rouge), dans la salle-bonbonnière du Studio.
En 2006, elle n'avait pas changé. Ceci est la façade côté mer.
Tout à fait à gauche, c'est l'arrière de l'hôtel, avec le cinéma Colisée et le terminal d'Air France.


   Jusque là, tout va bien. Et puis arrivent l'Apprenti Sorcier et la terrible figure du magicien. Voilà mon premier et seul souvenir d'une frayeur cinématographique. Plus rien jamais ne pourra me faire peur, même pas la sorcière de Blanche-Neige ou la reine de la Belle au Bois Dormant (oui, Disney fut un grand maître du film de terreur), et tous les films d'épouvante par la suite me laisseront de glace.

   Mais était-ce bien du magicien que j'ai si peur en cet instant ? Car il n'est pour rien, lui, dans les déboires de Mickey. Au contraire, c'est lui qui apaise les flots, c'est lui qui disperse ces imbéciles de balais-robots, qui remet tout en ordre. N'est-ce pas plutôt de ce terrible déferlement, de cette multitude anonyme de clones têtus, stupides et indifférents, de cette punition disproportionnée et injuste, de cette gentille inconscience de l'apprenti submergé par le désastre qu'il a provoqué ?

   J'ai fait une scène, j'avais peur, j'étais en pleurs, il faisait chaud, je t'en voulais de m'avoir fait venir voir ça, mais tu allais me consoler… Nous sommes sortis avant la fin. De l'obscurité de la salle, où se continuait, haletante, la musique de Dukas, nous sommes passés à la lumière... Celle de la rue Alfred Lelluch, ou de la rue Waïsse. Dehors, c'était Alger, c'était le jour (je me souviens que c'était une séance en matinée), le doux brouhaha de la foule au Carrefour des cinq Avenues, aux terrasses du Cintra et de la Rotonde, c'était l'air un peu collant de la mer toute proche, et j'étais dans tes bras.

   Mais ce petit apprenti, pour la suite des ans, ce fut moi... Audacieux et gaffeur, impétueux et timide, Alceste et Don Quichotte, réfléchi, trop réfléchi et pourtant dépassé par les conséquences de ce qu'il entreprendrait, ne finissant rien de ce qu'il commençait, tant il redoutait le goût de cendre de ce qui est achevé, et appréhendant par-dessus tout la désapprobation du magicien paternel, si bienveillant pourtant, et à qui, malgré cette bienveillance, ou à cause d'elle, le petit garçon que j'étais voulait tant plaire. Comme s'il avait à se faire pardonner quelque chose… Ou comme s'il le croyait. Ce jour-là, vois-tu, ce jour-là fut celui du plus grand amour et de la plus grande malédiction.

   Ce souvenir qui était parvenu à s'échapper du grand pogrom de la mémoire de la haute enfance, longtemps je me suis demandé s'il était réel, si je l'avais inventé, ou si je l'avais rêvé… Pendant une petite cinquantaine d'années…



Bibliothèque Nationale François Mitterrand, depuis l'escalator, entrée Est, 27 septembre 2007.


Vendredi 17 décembre 2004

   Vers 11 heures du matin j'arrive à la Bibliothèque Nationale François Mitterrand. Sur la trop grande esplanade en lattes de bois de teck comme un pont de paquebot, avec aux quatre angles ses tours en hirondelles, figurant quatre bêtes livres ouverts, j'avance vers l'entrée marquée "EST". Une sale pluie imprègne mon manteau, je le sens se gorger d'eau... Le vent me pousse dans le dos vers le tapis mécanique en pente immobile, il est en panne depuis qu'il existe, je le dévale à la fois vite et précautionneusement, posant mes pieds bien à plat sur son sol de caoutchouc mou imbibé de pluie, et qui fait tchoc tchoc sous mes pas.

   Les vigiles à l'entrée, comme d'habitude, font semblant de guetter les porteurs d'on ne sait quoi, ils jettent un regard faussement attentif dans mes bagages bourrés, mais un regard sans entrain, un regard un peu hagard, trop court de focale, qui ne scrute rien puisqu'il ne sait pas ce qu'il cherche, évidemment… Une fois il faudra que j'introduise à la BN une bombe atomique, de taille modeste, je te rassure.

   Je passe au vestiaire, je glisse ma carte dans les lecteurs successifs (un chercheur, ça se contrôle !), je pose la mallette transparente qu'on m'a remise là-haut, à la place que l'ordinateur m'a assignée - O56 - et je vais aux pupitres informatiques destinés à la commande des ouvrages. J'en réserve quelques uns, et puis je me rappelle qu'aujourd'hui, pour ma ration d'Écho d'Alger, j'ai décidé de ne pas me promener une fois de plus dans les années 56 à 59, non, depuis quelques heures déjà, j'ai au hasard choisi l'année 1950. Je tape donc "Echo d'Alger" (ne pas frapper "L'Écho d'Alger", avec l'article, cet abruti d'ordinateur, tel le balai moyen, ne le reconnaîtrait pas).

   Dans la longue liste par années des microfilms du journal, je choisis le 1er trimestre 1950, et hop, j'envoie ! Je m'aperçois alors que le lecteur qui m'a précédé sur ce poste a omis d'annuler son passage après sa commande d'ouvrages, je viens donc de réserver pour un parfait inconnu un trimestre de l'Écho d'Alger qui vient de s'ajouter à son "panier". Il va être surpris. Le document est maintenant indisponible pour moi aujourd'hui... À moins d'aller au comptoir où veillent les bibliothécaires et de me lancer dans des explications ? Pas grave, je vais commander le second trimestre 1950. Voilà, hop, c'est fait.

   Quelques heures plus tard, après avoir consulté des documents propices à des projets professionnels, après avoir relevé dans "l'Afrique du Nord Illustrée" de l'année 1924 quelques merveilles qui devraient ravir je l'espère mes Esmmaïens, je fixe dans le lecteur de microfilms la bobine avec dessus, à la queue-leu-leu, toutes les pages de trois mois d'Écho d'Alger. Tout le printemps de cette année-là… 1er avril 1950… Je pense à moi ce jour-là, je calcule l'âge que j'avais… trois ans et demi… Comme à chaque fois, j'ai une pensée émue pour tous les Algérois que je connais, qui en ce printemps d'il y a 54 ans allaient et venaient en Ville (pour moi, depuis quelque temps, c'est juste "LA ville", il ne saurait guère y en avoir d'autre… Malgré tout l'amour que je porte aux autres métropoles de la planète, celles que je connais… J'aime Venise, Barcelone, New-York, Tokyo, Londres, Paris, Amsterdam, Lyon, Rome… Mais la ville des villes, c'est la mienne, c'est la nôtre. À travers mon amour des autres villes, c'est celui d'Alger que je retrouve… Alger, matrice de toutes les villes).

   Et je commence à dérouler la bobine… J'appuie sur la touche, je relâche… Tchac ! Le film avance par à-coups… Tchac ! La première image se projette sur le pupitre devant moi… 1er avril 1950… Tiens en page 2, une réclame pour Spirou, avec sa tête de groom et celle de Spip, son écureuil… J'appuie… Dans le rectangle lumineux sous mes yeux, les pages défilent… Tchac ! Tchac ! Je relâche… Tchac ! Page 4, j'apprends que Bourvil est de passage à Alger… Son interview… Pas mal… Faudra peut-être que je la récupère pour Es'mma… Je note, de mon Bic je griffonne un peu au jugé, il fait sombre… J'appuie, je relâche… Tchac ! Un grand coup dans ma poitrine. Mon coeur éclate, des larmes me montent aux yeux. Là, dans la page des spectacles, de tous les pavés des annonces de films, un seul j'en vois… Rien qu'un. Au studio Aletti, on joue "Fantasia". Je respire profondément, je dois secouer la tête, je souris et mes yeux sont embués de larmes. Heureusement, l'allée des machines à lire les microfilms est dans la pénombre. Mon émotion-jubilation ne se fait pas remarquer… Dans ce temps que me rend la page du journal, tu es là, mon papa, jeune et tendre et paternel, décontenancé par ce chagrin trop fort, le mien, celui d'un petit bonhomme de trois ans, alors que tu avais cru avoir une bonne idée en emmenant ton "grand" fils voir un dessin animé… Tu avais compté sans le sorcier et les balais… Dimanche ? Ou samedi ? Ça je ne saurai jamais… J'ai trois ans… Rien de ce dont je me souvenais n'était donc faux… Un jour de ce printemps 1950, au coeur de "la Ville dans la Ville", j'ai bien connu mon premier émoi cinématographique, les bras paternels m'ont bien consolé, exactement comme je n'avais cessé de m'en souvenir…



L'Écho d'Alger, 24 mars 1950.

   16 heures… Il est temps d'aller à la gare de Lyon pas loin, prendre le TGV qui me ramène dans ma petite ville des week-ends. Hier, j'ai fait avancer mon heure de départ (par téléphone, c'est si chic d'être "Grand Voyageur", et si pratique), pour être sûr de ne pas arriver en retard à la représentation que mon grand fils à moi va donner ce soir au "Bemol 13" ! Mon train va se détourner de Lyon où depuis trois ans déjà, hélas, tu n'es plus, pour obliquer vers l'est, et dans à peine plus de deux heures, il me déposera à Bourg-en-Bresse…

   Je refais le chemin inverse… Dès que je suis à nouveau sur le tapis roulant qui me hisse vers le parvis (dans ce sens, il fonctionne), je remarque qu'il ne pleut plus… Dans le ciel entre les quatre tours de la BN, le vent roule des nuages gris très sombre qui se précipitent d'un horizon à l'autre (aux informations de ce soir, on apprendra qu'il a soufflé jusqu'à 180 km/H). Comme jamais je n'avais vu des nuages aller vite… C'est le ciel lui-même qui déferle, se démembre, se délite en volutes affolées et charrie ses propres entrailles… Des gens tendent leur téléphone portable vers lui. Geste propitiatoire pour se ménager la bienveillance du dieu du Vent ? Je suis un peu ensuqué après six heures à faire le rat… Je me rends compte que ma compréhension est un peu à côté. Ils font écouter les hurlements des rafales à des proches lointains ? Je suis toujours en retard sur ce merveilleux progrès, bruto que je suis ! Ils prennent - voilà, je suppose bien, enfin ! - de courtes séquences video de ce spectacle effectivement grandiose et effrayant ! Un écran de téléphone mobile, c'est un peu moins tout ça… Mickeyouette et riquiqui, pour tout dire. Pas sûr que leur correspondant y entrave que tchi… Un spectacle pareil, ça se consomme sur place.

   Et puis je vois les oiseaux… Des bandes d'oiseaux, des dizaines chacune… Des petits… Genre moineaux, martinets, étourneaux… Ils font les cons. Pas trouvé d'autre mot sur le coup. Je croyais que des vents d'une telle force, c'était mortel pour les petits oiseaux ? Qu'ils s'agrippaient de toutes leurs maigres forces, de leurs petites pattes noueuses et cassantes, à je ne sais quoi, à des branches, à des zincs de gouttière, à des antennes, pour ne pas être emportés, fracassés, exportés au loin… Eh bien non, non, ils semblent raffoler de ça… En groupes compacts, ils s'élèvent très haut, se rabattent et plongent avant de se redresser au dessus de nous ; et ils recommencent… Ils jouent dans le vent, avec le vent, contre le vent… Comme des marins ivres de peur et de plaisir ? Sans un cri toutefois… Peut-être le vent dans leurs trous de narines, sur le bec, les fait-il suffoquer un peu ?

   J'éprouve à nouveau la même joie bouleversante que tout à l'heure en découvrant Fantasia passant au studio Aletti… Je n'envie pas ces oiseaux, non, puisque je me sens être l'un d'eux. Je suis merveilleusement bien. Le Monde parfois me semble avoir un ordre. Comme si tout était comme il fallait que cela soit. Les souvenirs bien à leur place dans le temps des grands livres reliés des bibliothèques, et la joie ivre des petits oiseaux dans les bourrasques du ciel. Ainsi soit-il.


Gérald Dupeyrot,
"Lettres à mon père. Sous la peau de l'eau"





    Après avoir écrit cette lettre, je me suis aperçu, en poursuivant mes explorations dans les quotidiens algérois, que, comme je m'en doutais, "Fantasia" avait bien déjà fait sa "première" à Alger, c'était le 30 novembre 1943, au Colisée. Et il fut proposé une autre fois encore, le 6 juin 1952, à nouveau au Studio Aletti. Peut-être l'ai-je vu cette fois-là, deux ans plus tard, à l'âge de cinq ans ? Peut-être… Mais ceci ne changeant rien à l'histoire, et dans l'impossibilité de dire quelle fois fut la bonne, je n'ai rien modiffié.

    La version de l'"Apprenti Sorcier" que vous écoutez n'est pas celle du film de Disney, elle est la plus approchante, libre de droits, que j'aie trouvée. Suffisamment pour qu'à chaque fois je me retrouve… "À Alger, et nulle part ailleurs".

L'Écho d'Alger, 28 mars 1950.