Rue Michelet : mode d'emploi

Faiseurs de rue Michelet


par Jean Brua


Le pic de sa biographie pourtant fort riche (cf. le trombinoscope "Nouzautres")
reste d'avoir été l'un des plus prestigieux historiographes
de l'ethnie disparue des "Anciens Glandeurs de la rue Michelet".
Il en a regroupé quelques specimens au sein de la LVDT (Les Vieux Du Trou),
association d'inutilité publique, comptant quatre membres fondateurs et six honoraires.

   La rue Michelet d'Alger, telle que ni l'éternité, ni son nom "révolutionnaire" (Didouche Mourad) ne l'ont changée, mesure approximativement 1,5 km entre la rue Edouard Cat et le parc de Galland. Mais, pour les étudiants des générations de l'après-45, sa partie "règlementaire" n'a jamais excédé les deux centaines de mètres de trottoir Est où se sont réciproquement usés le dallage de béton et les semelles des meilleurs faiseurs. Entendez par là les innombrables et infatigables marcheurs-tchatcheurs qui arpentèrent le pont-promenade du paquebot immobile dont la poupe était la brasserie des Facultés, et la figure de proue le kiosque à journaux dressé au bord de la rue Richelieu. Ainsi le passage clouté enjambant cette dernière artère étail-il la passerelle pour un univers plus contingent, où l'on se contentait d'"emprunter" la rue Michelet à des fins utilaires au lieu de la "faire" pour le plaisir.

   Donc, au-delà de la rue Richielieu, la rue Michelet n'était plus elle-même. Il fallait savoir cela pour ne pas risquer de passer pour un plouc, et l'expliquer aux étudiants boudjadis, venus des lointaines contrées oraniennes et constantinoises, voire aux militaires et aux civils pathos qui ne se seraient fiés qu'au plan de la ville et aux plaques de la rue : on ne faisait la rue Michelet que dans les limites convenues, et sur cette rive, de la manière précise et régulière dont procèdent les sentinelles mobiles le long du mur de la caserne, par aller-retours ponctués de demi-tours.

   Hors cette restriction topographique, la plus grande latitude restait aux arpenteurs de choisir leur formation et leur rythme. En rangs par deux, trois ou davantage, en groupes compacts ou déployés en tirailleurs, en colonnes inégales, les éléments de marche se formaient, se modifiaient ou se défaisaient au gré des rencontres, avec des haltes nonchalantes, mais aussi des accélérations de retardataires, d'échanges de partenaires et des renversements de sens plus ou moins brusques, qui créaient de légers remous dans le flux ordonné de la circulation humaine.

   Le milieu du parcours, où trônaient les bars à flippers de "l'Université" et des "Quat'Zarts", était en quelque sorte le "quai numéro l" du carrefour des Facs. A l'heure où il fallait bien se résoudre à rentrer chez soi, un réseau de passages souterrains permettait d'aiguiller une grande partie des promeneurs vers le "Trou" (tunnel des Facultés), le boulevard Saint-Saëns, les raidillons escaladant la colline du Telemly, ou, par l'oued vers l'Agha que constituait la rue Warnier.

   Mais on pouvait aussi s'attarder à l'Otomatic. Sur la rive Ouest le mythique bar d'étudiants jouissait d'un statut d'extraterritorialité par rapport au parcours-promenade défini plus haut, en raison de sa situation stratégique entre les deux portes de l'Université, qui mêlaient à ses tables les courants de sortie des étudiants en Sciences et en Médecine, d'une part, et des littéraires et des juristes d'autre part. Ceci faisait que, si le trottoir Est était le pont-promenade du paquebot Michelet, la terrasse de "l'Otomatic" en était le solarium, été comme hiver. Et que, non contents de se héler de babord à tribord et inversement, promeneurs et consommateurs se rejoignaient souvent en traversant la chaussée et le flot de circulation, sans souci des récriminations klaxonnantes des automobilistes et des watmen des T.A. avec lesquels, dans les moments d'énervement, s'échangeaient des bras d'honneur de pure forme.

   Car on ne se fâchait jamais bien longtemps, en ce lieu de rencontre de toutes les jeunesses. Le ciel était trop doux, les filles trop belles. Et quelle souillure de ressentiment aurait pu marquer durablement le trottoir le plus bavard de la ville, sous l'inlassable ressac, encore battant dans nos mémoires, des faiseurs de rue Michelet ?

   Jean Brua, 2001.